Un chemin

Du plus profond de mon ventre, elles remontent et s’accrochent à ma peau, lianes marbrées qui tracent, semaine après semaine, un chemin vers mon cœur. Ce n’est pas très joli, vergetures, j’aimerais qu’elles aient un autre nom, qui m’aiderait à les apprivoiser mieux, à neutraliser la charge qu’elles portent sans le vouloir. Ma peau qui se tend pour laisser de l’espace à ma fille, ça n’a rien de laid, ça n’a rien de monstrueux. Qu’il faille pour cela faire des échelles dans mes tissus comme dans un bas de nylon, après tout… ce n’est pas la chose la plus folle, la plus étrange, qui se déroule à mon nez et à ma barbe, depuis que je fais grandir à l’intérieur de moi une vie minuscule au cœur qui bat. De trop près, comme l’est mon ventre – on n’est jamais plus proche de son nombril qu’enceinte jusqu’aux yeux – elles ont des couleurs violentes, ces tranchées creusées en moi qui ne se refermeront jamais. Du mauve du rose du bleu, du brun. Je ressemble à une montagne qu’un séisme aurait coupée en deux, laissant apparaître couche par couche les strates de ses roches aux veines profondes. Je suis un Grand Canyon, ou alors un ciel d’été qui flamboie en se jetant dans l’océan, je suis un paysage je suis un navire je suis un animal.

Sous les routes tracées il y a l’enfant. Chaque coup qu’elle donne me fait tituber, le vertige me saisit de sentir si distinctement la forme d’un poing sous mon flanc, et un genou sûrement de l’autre côté, faire de mon ventre-montagne une sculpture en pâte à modeler. Dure, si dure sous les doigts. On ne m’avait pas dit qu’un enfant qui bouge en soi pouvait tout faire chavirer comme ça. L’enfant sait où elle va, et c’est bien qu’une de nous deux au moins ait la bonne adresse entrée dans le GPS, parce que moi je vois mon ventre se tordre et se soulever, se tendre et se ramollir et je ne sais plus si un jour ça s’arrêtera. Puisque je n’ai pas réussi à m’habituer, peut-être que toute ma vie je ressentirai les fantômes du ressac de l’enfant-vague qui s’échouait sur mes rivages. Sous mes côtes, au-dessus de mes hanches, entre les os étroits d’un bassin pourtant fait pour la libérer.

Les vergetures remontent, peuvent-elles rejoindre celles qui marbrent mes seins et s’y connecter ? Peut-on relier la matrice et le garde-manger ? J’imagine un réseau de ces tunnels à ciel ouvert, on pourrait chez moi tout raccorder, dans le dos, sur les genoux, comme un système nerveux parallèle, celui à fleur de peau de l’identité qui se craquelle, se reforme, se modèle. Sous une certaine lumière, certaines déjà cicatrisent. Elles blanchissent et ne bougent plus, elles disent c’est ainsi désormais et ce que tu as connu n’est plus. Elles disent que toujours il y aura quelques centimètres de peau en surplus, une peau qui n’a pas pu s’élastiquer autant qu’il l’aurait fallu. Elles disent nous sommes indélébiles. Il y a des corps dont on n’imaginerait jamais qu’ils ont porté deux, trois enfants – à quel prix, c’est rarement dit – et je savais que je ne serais pas de ceux-là, je le savais parce que j’ai toujours tout porté sur moi en étendard. Je ne sais pas cacher ce qui m’advient, ce n’est pas une fierté, c’est qu’il m’est impossible de faire semblant.

Comment parviendrais-je à cacher l’iliade et l’odyssée que mon corps a traversées ?

Taupe, serpent de mer, tsunami, l’enfant protéiforme qui habite mes tréfonds grave dans ma peau ses mouvements. Chaque zébrure dit aussi j’étais là, comme les initiales maladroites d’amoureux transits figées dans l’écorce d’un arbre fleuri. Je serais montagne, je serais maison, je serais peuplier aux hautes frondaisons. Je serai tout ce qu’il faudra être, tout le temps qu’il le faudra, même si c’est long. Tous ces chemins mènent à toi.


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Commentaires

28 réponses à “Un chemin”

  1. Clémence

    Magnifique

  2. alexandre

    Bonjour
    Je trouve ce texte très poétique.
    En tant qu’homme, je ne suis pas du tout rebuté par les femmes qui ont des vergetures. Au contraire même, j’ai voir les marques du temps et de l’âge sur le corps. Nous avons tous nos cicatrices, qu’elles soient naturelles ou non. La mère de mon fils a grossi, elle a 42 ans, mais je la trouve plus belle encore que lors de notre première rencontre quand elle était plus mince. Sa grossesse et les traces qu’elle en a gardées sont des empreintes d’identité magnifiques, selon moi.

  3. Je fais partie de ces corps qui ont vite effacé les marques de la grossesse, je n’ai pas eu de vergetures, mais je chéris ma linea nigra encore bien foncée, une manière de dire, de voir, que je suis passée par là. Je te souhaite de garder cette tendresse pour ces vergetures qui sont le joli symbole de cette traversée (au sens propre comme figuré tiens).

  4. Lauriane

    T’es mots sont une nouvelle fois superbes, merci ❤

  5. Léa

    C’est magnifique ! Je suis assez nulle pour trouver des mots quand j’aime fort quelque chose, je suis très touchée par ton texte que je vais relire tant il fait écho en moi. Merci !

  6. Sirima

    C’est très beau. Des mots qui aideront beaucoup femmes. Merci pour tout!

  7. Quel merveilleux texte ❤️ Les vergetures semblent vouloir te préparer aux bouleversements à venir, enfin, si seulement on pouvait l’être.

  8. Anaïs Dardenne

    Je suis bien trop amoureuse de ce texte tout en rimes et tout en poésie.

  9. Dea

    C’est absolument magnifique et poétique. J’aime beaucoup.

  10. Kim

    Merci de partager tes mots avec nous ! Ils sont si beaux…

  11. J’aime de plus en plus ton écriture… alors que je l’aimais déjà beaucoup avant ! C’est si beau et agréable à lire…

    1. Merci beaucoup Marie !

  12. Nolwenn

    C’est si touchant, merci de partager tes pensées de grossesse, et bravo d’être un grand Canyon ♥️

  13. CécileM

    Tes mots sont magnifiques, tes images si parlantes ! C’est vrai, quelle expérience que de faire grandir un enfant en soi! Quand je te lis je regrette que mon ventre n’ait pas gardé de trace visible du passage de mes filles, alors qu’à l’adolescence mes seins et mes cuisses avaient pourtant craqué à cœur joie!

  14. Marthe

    C’est très beau et très poétique comme texte. Puissant et doux à la fois. Merci de partager tes si beaux mots avec nous 🙂

  15. Sarah

    Merci, pour la beauté.

  16. Léonor

    Magnifique, elles devraient être montrées bien plus souvent, ces marques puissantes <3

  17. Laëtitia

    C’est si beau ! Je te suis de près dans l’expérience de la grossesse (un ou deux mois de différence) et j’ai toujours beaucoup de plaisir à lire la manière dont tu en parles sur le blog, c’est toujours si poétique ! Merci beaucoup !

  18. Lise

    C’est très beau ce texte. Moi j’y vois des flammes. Je laisse un commentaire aussi pour faire revivre les blogs qui m’ont tant apporté par le passé.

  19. Sophie

    Quel texte magnifique !!

  20. Anna DesChardons

    C’est très beau bravo !

  21. Pavot Lavande

    Très beau texte, merci !

  22. Margot

    Texte magnifique, touchant et plein de force! Merci ***

    1. Marine Siohan

      Merci beaucoup de nous partager ce texte si poétique, mélange de dur et de doux à la fois. C’est beau !

  23. Audrey

    J’ai aimé vous lire. J’aime votre façon de décrire avec tant de douceur ce que la société s’échine à nous faire cacher et considérer comme « ce qui ne devrait pas être vu parce qu’indésirable ». Ce n’est pas de moi mais « nique la peau lisse ». Merci!

    1. Merci Audrey !

  24. Juliette

    J’ai beaucoup aimé cet article et notamment le fait que tu dises tout porter sur ton corps en étendard. Merci pour tes mots

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