226.

C’était un soir aux accents chantants. L’odeur du charbon de bois flottait encore dans l’air, il y avait eu beaucoup de vin à la table des parents et nous avions mangé toutes les pêches, tous les abricots. Le soleil dans le ciel décrivait une courbe insolente, envoyant partout ses rayons qui peignaient l’horizon comme un Van Gogh sur le tard. Les étoiles commençaient à crever la voûte, il faisait chaud, il faisait beau, il faisait bon. Tu étais distante — j’étais en train de te perdre, et je ne le comprenais pas tout à fait. Je me disais qu’on était tous prisonniers de l’âge ingrat où tout est difficile. Ton cousin crachait des mots venimeux à son père, qui cachait mal combien ça le blessait. Je regardais ma mère d’un oeil circonspect, entre nous deux la tension montait lentement, la faute à nos mensonges et à nos petitesses. Ma sœur était trop jeune pour comprendre pourquoi tout faisait si mal, elle avait encore des joues de bébé, qu’elle ne perdrait jamais tout à fait. Et toi, tu n’étais déjà plus vraiment là. C’était l’été suivant celui où tu avais trop bu. C’était avant l’été où tout a basculé.

Ce soir-là aussi, tu avais trop bu. Je ne me souviens plus vraiment comment tu avais fait, moi je regardais ce cousin qui n’était pas le mien et que je trouvais si beau. À un moment donné tu n’étais plus là du tout, et en m’éclipsant parmi les rires et les lueurs rougeoyantes des cigarettes de nos parents qui fumaient tous encore alors, j’ai fini par te retrouver. Je me souviens de la terre brûlée, où les herbes folles perçaient drues et piquantes. Le chant des cigales, le nom un peu pagnolesque du village dans lequel ton oncle gardait un château. La piscine où nous nous sommes baignées nues, au clair de lune, quand tu as eu fini de pleurer.

L’année suivante — ou bien serait-ce l’année d’après — je comprendrais, ce soir-là je n’ai pas compris. Notre disparition a alerté tout le monde et on a été retrouvées, derrière un haut muret. On a essayé de te tirer les vers du nez, tu n’as rien voulu dire, tu n’as rien voulu laisser échapper, tout est resté collé à ta peau moite de la chaleur d’un mois de juillet par ailleurs plutôt heureux. Je ne crois pas que le bain de minuit, quand tu as eu fini de pleurer, t’ait ôté cette enveloppe qui pesait si lourd.

C’était l’été où il n’y avait que trois CD à faire tourner dans l’autoradio, pendant la longue route qui traversait toute la France pour rejoindre les lavandes, les champs d’oliviers et les tournesols toujours la tête levée. J’ai beaucoup chanté Francis Cabrel, et j’ai mis tout ce temps à réaliser que si cet accent chantant s’était imprimé si profondément en moi, c’est qu’il était pour toujours intimement rattaché à cet été-là. Celui où j’aurais pu t’aider et où j’ai tourné la tête, gênée par cette détresse bien trop grande pour moi.


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Commentaires

Une réponse à “226.”

  1. Julie B

    C’est vraiment un texte déchirant et très beau. Très beau par la faiblesse qu’il porte en lui, par ce contraste de paradis et de déchirure.

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