J‘ai retrouvé le chemin familier que je n’avais pas eu le temps d’oublier. C’était un peu surréaliste, de repenser à l’année écoulée, à la fille que j’étais quand j’ai foulé ces pavés pour la première fois, il y a un an et un jour. Et comme tout a changé.
Une boulangerie a ouvert, quelque part en hiver, entre aujourd’hui et hier. Chaque matin elle éclairait le trottoir d’une chaude lumière dorée, l’air sentait bon le croissant chaud et le pain à peine sorti du four, il y avait la formule petit-déjeuner ; une viennoiserie, un café noir et sucré, que je transportais d’une main tremblante jusqu’à l’école, derrière les grilles. La boulangerie est devenue le repère, le havre de paix après des nuits trop courtes, le refuge après de trop longues journées. Je ne compte plus les brownies engloutis, noix de pécan qui collent aux dents, après huit heures de cours pour adoucir le retour à dos de métro. Aujourd’hui, le panneau de la boulangerie annonçait que le pain spécial que je n’ai jamais eu le temps de goûter est devenu une recette permanente – j’ai souri. Cette vie a continué, même après qu’on l’a désertée, il paraît.
Je suis arrivée devant les grilles toujours ouvertes, j’ai revu alors les bancs, l’espace, les portes vitrées, les grandes fenêtres, les escaliers, les trois étages, l’ancienne usine, j’avais presque oublié que c’est presque joli, qu’on est presque content d’étudier ici.
Ils étaient trois, la vapeur s’élevait de leurs trois gobelets et la fumée de leurs trois cigarettes, ils m’ont surprise, ces trois inconnus – sur notre banc. Le banc des copines, le radeau de notre Méduse.
Celui sur lequel je m’asseyais chaque matin bien trop tôt pour savourer les minutes de silence avant que débarquent les hordes de mes semblables pas si ressemblants. Parfois j’y trouvais avant moi mon amie T., aux cheveux d’abord très longs puis très courts, toujours une tasse fumante dans une main et une roulée dans l’autre, une énorme écharpe verte autour de ses épaules, dans laquelle elle disparaissait. Parfois je l’attendais, assise en tailleur, perdue dans les restes de nuit accrochés à mes cils comme des toiles d’araignée. L’un comme l’autre, l’un dans l’autre, en la voyant toujours mon visage s’illuminait. La journée commençait.
Elles arrivaient après, l’une après l’autre. D’abord E. et son cappuccino, E. et ses chevilles toujours nues dans ses petites baskets blanches qui me faisaient grelotter, E. et ses good morning à l’odeur de crumpets et de Earl Grey. Puis L. et son casque vissé sur ses oreilles, les cheveux vaporeux en aura autour de son visage encore endormi, le bout de son nez gelé quand elle embrassait ma joue. Enfin A. et son air enjoué, A. et ses mots inventés au débotté qui me faisaient rire et que j’adoptais, A. et ses robes fleuries qui lui donnaient une allure folle. Quand venait 8h30 nous étions toutes là, physiquement du moins. L’esprit suivrait. L’intention comptait.
Aujourd’hui sur notre banc du matin, ils étaient trois et ils étaient frais. Il était 9h17, forcément, et déjà rien n’était plus comment avant. J’étais toute seule mais pas vraiment.
Je n’étais pas sûre que j’étais prête à revenir, est-ce que j’en suis sûre maintenant ? Après une année aussi intense, aussi brillante, aussi exigeante, à quoi pourront bien ressembler les mois à venir et aussi l’avenir ? Il y a un an et un jour je marchais avec une détermination incroyable, j’avais en tête cet objectif précis qui consistait en ne pas rater ma vie, lui redonner une direction, le chemin était tout tracé et le défi était de taille. A la fois immense et tangible, merveilleux et possible, c’était le défi d’une vie, c’était là que j’avais envie de mettre toute mon énergie. Et à la hauteur de mes espérances, l’année a été d’une intensité marquante – je n’en regrette rien, ni les longs mois de froid à ne pas voir la lumière du jour, ni les nuits d’angoisse à ne plus savoir où donner de la tête, et surtout pas les jours de fête, où célébrer nos succès était le seul programme. Après avoir réussi avec tant de force, après avoir combattu tant de dragons, quelle autre quête pourrait bien revêtir un quart du lustre de la précédente, quelle autre aventure pourrait mobiliser le cœur et la tête, fatiguer le corps et envahir de rêves ? Peut-être qu’à l’enthousiasme débordant doit succéder une période de deuil étrange, le deuil de douze mois effrénés qui m’ont laissée sur le carreau mais fière de moi et reconnaissante envers la vie, envers les gens plutôt magiques qui la peuplent, la drôle de vie. Peut-être qu’évidemment tout est un peu fade mais que c’est de ça dont j’ai besoin : de tons pastels de délavés, d’accords mineurs et de sourdines, après le merveilleux capharnaüm, l’incroyable chaos, le Big Bang qui a tout bouleversé.
Je me suis assise devant un ordinateur, le même qui sûrement a déjà supporté des heures durant ma frappe effrénée sur son clavier trop bruyant. J’ai retrouvé mon mot de passe et le souvenir d’un joueur d’harmonica qui beatboxait à quelques mètres de moi, à l’issue d’une de ces journées sans fin qui nous avait soudés. J’ai sorti ma trousse. Autour de moi, les visages flous des inconnus.
Il faut tout recommencer. Challenge accepté.
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