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3.
Frappรฉe au cลur, elle vacille, elle chancรจle. Pas bien sรปre de pouvoir un jour remarcher droit, de retrouver sa route, elle fait face au vent qui lโempรชche dโavancer. Elle a raccrochรฉ le tรฉlรฉphone, et puis le tablier aussi, ร quoi bon au fond, elle se demande en plissant fort les yeux pour tenter dโy voir encore un peu, pour endiguer les larmes salรฉes aussi, celles qui piquent et qui ne demandent quโร couler. La nouvelle est tombรฉe. Sans sโen rendre compte elle prend le bon bus, ses pas la mรจnent lร oรน elle a lโimpression que tous les chemins mรจneront dรฉsormais, elle descend ร lโarrรชt habituel, remercie mรชme le chauffeur dโune voix presque enjouรฉe. Sous ses pas la pluie chuinte, entre le caoutchouc et le trottoir, la tรชte rentrรฉe dans les รฉpaules et son cirรฉ bleu dรฉgoulinant elle y retourne, comme si de rien nโรฉtait. Au moment de bifurquer dans le couloir oรน la chambre triste et nue la porte bรฉante qui ne peut augurer que des moments les plus durs, elle se demande vaguement si elle est prรชte. Elle ne lโest pas, bien entendu.
Ils sont une nuรฉe ร sโaffairer autour du corps un peu bleui de cet homme qui lโavait tant aimรฉe. Elle ne le reconnaรฎt pas, cโest รงa qui fait cรฉder tous les barrages, cโest รงa qui la renverse et devant lโinexorable, lโinรฉvitable, elle se dit que peut-รชtre quโelle ne touchera jamais le fond du prรฉcipice. Dans les traits figรฉs, elle ne voit pas son pรจre, elle voit une statue de cire, elle voit une affreuse marionnette. Pas celui qui lโemmenait cueillir les mรปres, ni celui avec qui elle jouait aux dรฉs, celui qui lui prรชtait toutes ses BD, celui qui plus tard lโaiderait ร dรฉmรฉnager, ร rempoter ses plantes, ร choisir un mixeur, une voiture, celui avec qui elle allait courir chaque dimanche de chaque รฉtรฉ, dans la montagne, avant que la chaleur ne se fasse รฉtouffante. Il pleurait peu, lui, se dit-elle encore alors quโelle se dรฉlite, plantรฉe comme une potiche dans lโembrasure de la porte. Quand il rentrait du marchรฉ elle voyait dans ses yeux quโil avait choisi les meilleurs fruits, rien que pour elle. Quand elle nโavait plus eu dโappรฉtit il sโรฉtait tu, cโรฉtait dans ce silence infusรฉ de tout lโamour du monde quโil faisait revenir les oignons, les poivrons, pour lui redonner de la substance.
Les joues creusรฉes, le corps raidi, les cheveux trop fins et les mains parcheminรฉes, ce tableau, ce nโest pas son pรจre. Tandis quโelle pleure sans discontinuer, sans y prรชter la moindre espรจce dโattention non plus, ses yeux sโhabituent. La fossette dans la joue droite, les rides qui strient son front, la mรจche de cheveux blancs dont il a toujours dit en riant quโelle en รฉtait la coupable ร force celui causer des frayeurs, les doigts forts et longs qui avaient pansรฉ ses รฉgratignures dโaventuriรจre. Cette longue silhouette dโasperge, comme sโil avait toujours eu faim โ en un sens, peut-รชtre รฉtait-ce vrai. Elle ploie soudain sous le poids de lโรฉvidence. Cโest lui, bien sรปr que cโest lui. Dโentre ses doigts sโรฉchappent les derniers filaments dโun espoir ridicule, un espoir qui nโavait pas lieu dโexister, qui avait poussรฉ comme une mauvaise herbe dans les fissures du macadam.
Elle secoue la tรชte, une fois, deux fois. Son cirรฉ goutte ร grand bruit sur le linolรฉum verdรขtre. Les blouses roses et vertes autour de son pรจre lรจvent la tรชte ร lโunisson, leurs visages se dรฉcomposent et se recomposent ร une vitesse presque comique. Une jeune femme aux joues roses et ร la queue de cheval blonde sโavance vers elle, pas de bol, est-ce quโelle a tirรฉ la courte paille ? Elle se laisse entraรฎner loin de la chambre, dans une piรจce douillette aux fauteuils profonds oรน la jeune femme prend sa voix la plus douce pour lui annoncer une nouvelle fois ce quโelle savait dรฉjร .
Elle ne dit rien, parce quโil nโy a rien ร dire. Juste avant dโรฉteindre son cerveau pour passer en mode survie, elle pense, sans amertume et sans malice, que cโest bien dรฉrisoire cette mise en scรจne, la blondeur, les fauteuils, le molleton. Rien ne peut adoucir le choc de voir son gรฉant, son monde entier, sโรฉteindre pour ne plus se rรฉveiller.
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