J’aurais été heureuse

deux choses :
ton poids sur mes épaules
et le son de ta voix

tes mains dans mes cheveux
tu chantes
un air que tu inventes
je tiens tes mollets
et ton poids
sur mes épaules
descend comme une lame
jusqu’à la base de ma
colonne vertébrale

je pense que mon dos va céder
de ton poids grandissant
sur mes épaules vieillissantes
je le sens, pour un peu
je verrais
les lombaires s’affaissent
les unes sur les autres
jusqu’au sacrum
un tas d’os et entre eux
juste un peu
de synovie

je t’entends répéter
les mêmes syllabes
encore et encore mais
à chaque fois plus claires
tu dis les r tu dis les s
tu dis les o tu dis les au
tu dis des mots
à quatre syllabes
des phrases avec
des virgules
tu dis je pense que
j’ai peur de
tu dis en tout cas
tu dis souvent
et si tu veux

j’entends mon dos qui craque
et j’entends les r qui dansent
dans ta bouche de dents de lait
sous tes joues lisses de bébé

hier j’ai dit, sans faire exprès
j’aurais été heureuse sans enfant
et je pense que c’est vrai
je t’ai faite comme une expérience
que j’ai voulu traverser
je suis heureuse de l’avoir fait,
de le faire et de continuer
je pense que
j’aurais été heureuse sans enfant
remplie d’autres choses
sûrement moins fatiguée
après tout je t’ai faite
au moment où j’étais sûre
d’être solide et en paix
avec ma vie
telle qu’elle était

je pense aussi
exactement dans le même temps
que j’aurais été heureuse
bien différemment

j’aurais été heureuse
sans enfant mais
j’aurais été heureuse
sans toi

et toi ce sont
les r qui roulent
sur ton palais
les sourires de perle
dans le gris du matin
la chaleur de ta main
dans ma paume perdue
les mots qui font tes phrases
et la lumière qui fait tes yeux

j’aurais été heureuse alors
et je suis heureuse ainsi
et je réconcilie
les deux chemins de ma vie
celui que j’ai quitté
sachant ce que je laissais
celui que j’ai choisi
sans pouvoir deviner
que ce serait toi
que je trouverais

c’était
un pari

on l’a
gagné