6 mois

Je veux tout ressentir.
La phrase claque dans ma mรฉmoire ร  court terme. Prononcรฉe un de ces soirs de longues conversations sรฉrieuses qui ne demandent quโ€™un sanglot pour รฉclore, depuis elle me poursuit. Je veux tout ressentir. Parce quโ€™il nโ€™y en aura quโ€™une, je me dis. Parce que cโ€™est dรฉjร  si spรฉcial. Et cette ambivalence, cette รฉtrangetรฉ : je ne veux rien louper rien rater rien passer ร  cรดtรฉ, mais pas plus quโ€™hier cela ne veut dire, que jโ€™aime รงa.

Jโ€™aime des bouts de รงa. Jโ€™aime des rayons qui percent entre les nuages et jโ€™aime aussi la neutralitรฉ que je ressens souvent, parce que quand je dis que je nโ€™aime pas รงa, on veut entendre que je dรฉteste tout, alors que la majoritรฉ du temps, pour moi ce nโ€™est rien de plus chargรฉ, en bien en mal quโ€™une expรฉrience qui existe. Ce nโ€™est ni positif ni nรฉgatif, juste lร  dans la courbe de mon temps dans la frise de ma chronologie. Comme ce corps qui mโ€™รฉtonne encore quand je le croise dans un miroir. Jโ€™y attarde de longs regards pensifs, on pourrait penser que jโ€™admire la silhouette voluptueuse de la porteuse de vie, ou que je scrute chaque gonflement chaque vergeture. Mais je me regarde, juste. Je mโ€™apprรฉhende. Si je scrute, cโ€™est ร  travers la peau, jโ€™aimerais deviner les traits de celle qui mโ€™habite depuis six mois dรฉsormais. Je ne me trouve ni belle ni laide, je suis, tout simplement.

Et je suis reconnaissante de traverser cet instant, pis reconnaissante que รงa sโ€™arrรชte aussi. Bientรดt, relativement.

Je nโ€™avais pas peur et je crois que je nโ€™ai toujours pas vraiment peur, juste parfois il fait froid et je serre contre moi la possibilitรฉ de continuer ร  ne pas aimer รงa, quand ce sera fini. Pas quand รงa sera un enfant, non รงa je ne le crains pas, mais quand รงa sera ma nouvelle vie. Je sais quโ€™on peut aimer lโ€™enfant et ne pas aimer la nouvelle vie. Je sais quโ€™on peut se perdre et moi je venais juste de me trouver. Peut-รชtre ร  รงa parfois je pense, et je sais aussi que cโ€™est normal. Je flotte comme dans une solution saline, je ne contrรดle rien et pour me rassurer je sais juste que cโ€™est normal.

Je ne lis que des romans qui parlent dโ€™รชtre ou de ne pas รชtre mรจre, et dโ€™aimer ou pas รงa, et je trouve dans la pluralitรฉ des rรฉcits des dizaines de prises auxquelles me raccrocher, dans le parcours dโ€™escalade qui sโ€™est dressรฉ entre moi et lโ€™aprรจs. Je nโ€™รฉcoute aucune histoire vraie, de peur que les voix des autres se superposent ร  la mienne, que je ne reconnais pas encore trรจs bien. La fiction comme toujours me rattrape quand je chute et me berce quand je peine ร  dormir.

La nuit souvent, quand les yeux รฉcarquillรฉs je regarde le plafond en guettant les mouvements, lโ€™amour avec qui jโ€™ai fait un enfant pose dans son sommeil sa main sur mon ventre grandissant, et ร  lโ€™intรฉrieur notre fille vient se blottir contre sa paume chaude que je recouvre de la mienne. Il me dit โ€œbien sรปr que tu lโ€™aimes dรฉjร , je le vois dans tes yeux, je pense que tu ne tโ€™en rends pas compte mais cโ€™est lร โ€. Et bien que je ne reconnaisse pas le sentiment et que je ne puisse lโ€™affirmer, me raccrochant ร  cette idรฉe saugrenue mais primordiale que je ne connais pas lโ€™enfant que je suis censรฉe adorer dรฉjร , quand dans lโ€™encre de la nuit je souris de la sentir se rapprocher de nos chaleurs conjuguรฉes, je me dis oui peut-รชtre, que cโ€™est le dรฉbut dโ€™aimer.

Et puis jโ€™ai รฉcrit un poรจme, tissรฉ dโ€™รฉgoรฏsme et dโ€™รฉtincelles.


On mโ€™a demandรฉ
Ce quโ€™รฉtait pour moi
Le bonheur parfait.
Renversรฉe dโ€™รฉvidence
Jโ€™ai rรฉpondu dโ€™un souffle
Ma vie, cette danse.

Puis jโ€™ai eu le vertige
Du compte ร  rebours lancรฉ
Vers cette vie, ce bonheur, dynamitรฉs.
Je sais, je sais,
Tout va se rรฉagencer
Et on dansera sur les vestiges.

Ce sera diffรฉrent mais ce sera beau
On ne sait pas encore comment
Mais puisquโ€™on lโ€™a voulu intensรฉment
On ploiera comme des roseaux
Rรฉsilients devant lโ€™inconnu
Unis, aimants, parents, รฉmus.

Et moi, et moi ? je demande.
ร‰goรฏste, je me rรฉponds aussi.
Je veux tout, je veux lโ€™infini
Lโ€™enfant, le sommeil, les landes
Ne pas sombrer dans le marais
Garder ma place, demeurer.

Je vais perdre ce bonheur parfait,
Je me rรฉsous, les bras encore ballants
Un autre bonheur naissant
Viendra peut-รชtre me trouver.
Me trouver, moi.
Pas nous, juste moi
Qui aujourdโ€™hui flamboie.


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Commentaires

5 rรฉponses ร  “6 mois”

  1. Estelle

    Merci pour ces mots!

  2. C’est prรฉcieux, je crois, de saisir au vol chaque ressenti, aussi รฉphรฉmรจre et trouble soit-il.
    Prรฉcieux et vertigineux.
    Merci de partager avec nous cette rรฉflexion empreinte de vulnรฉrabilitรฉ et d’humilitรฉ face ร  cette expรฉrience tellement incroyable par tout ce qu’elle fait bouger, en nous et autour de nous !

  3. Manon

    Merci pour ces mots si juste. Merci de faire raisonner ces mots dont jโ€™avais besoin ce matin aprรจs une nuit pleine de doutes.
    7 mois de mon cรดtรฉ. Et cโ€™est dรฉjร  un tourbillon dโ€™รฉmotions chaque jour.
    Depuis plusieurs mois, tes mots me font du bien

  4. Lรฉa

    Je lis ton texte encore ensommeillรฉe alors que ma fille, qui se rรฉveille beaucoup trop tรดt, tรจte dans mes bras. Je trouve ton texte trรจs beau, trรจs juste, et je comprends le bien que รงa fait de lire d’autres mรจres, de se sentir entourรฉe de tout un rรฉseau de femmes qui partagent une expรฉrience commune en ayant des ressentis tous distincts. Je me rรฉjouis pour toi de cette aventure ร  vivre, vive le maintenant et vivement l’aprรจs ๐Ÿ˜‰

  5. Dea

    Ce texte est magnifique. Il mโ€™as beaucoup รฉmue. Jโ€™y reconnais mes ambivalences.
    Tu รฉcrit superbement. Jโ€™aime beaucoup ton poรจme.

Rรฉpondre ร  Sophie – du merveilleux Annuler la rรฉponse

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