Depuis quelques jours, je repense beaucoup à Éloge des fins heureuses, le livre qui m’a fait connaître Monstrograph et qui a changé ma vie en même temps que ma vision de l’écriture. Coline Pierré y fait aussi l’éloge de la douceur, de la bonté, de l’espoir. Si je me suis autant retrouvée dans ces mots, c’est parce qu’on m’a toujours dit que le monde était cruel, et que pour y survivre, il fallait en adopter les codes. Et moi, je n’ai jamais été cruelle. Alors je me suis longtemps sentie inadaptée, mal à l’aise dans un système qui voulait faire de moi une femme forte donc méchante, une femme indépendante donc prête à écraser les autres pour parvenir à ses fins. Je n’ai jamais pu m’y résoudre, et ce à quoi je m’étais résignée, c’était mon manque d’ambition. Je ne savais pas encore, et je suis heureuse de l’avoir appris depuis, que l’ambition peut être mesurée autrement, qu’il est en mon pouvoir d’en dessiner des contours qui me conviennent.
C’est vrai que le monde est cruel. Il fonctionne mal, alors il se débat pour perpétuer un statu quo qui satisfait de moins en moins de gens. Il se débat avec rage. Et je dis « le monde », alors que je pense les puissants, ceux qui ont tout à gagner à nous voir couler sans protester, même si ça veut dire que tout coulera avec nous, et que rien ne subsistera. Pas même eux.
Quand j’ai écrit Moi les hommes, je les déteste, je n’ai pas eu l’impression de faire preuve d’un courage incroyable. Pas même un petit courage, d’ailleurs. Je n’ai pas beaucoup d’ambition et je ne suis pas très courageuse : ce sont des choses que j’accepte. Mais si j’ai accepté d’écrire ce livre pour et avec Monstrograph, c’est parce qu’il y avait dans la démarche qui m’était proposée toute la place pour la douceur. Je pensais que je parlerais à travers les pages à des personnes qui avaient, elles aussi, cette place en elles, pour envisager qu’on peut repousser ce qui nous déplaît, radicalement et sans compromis, mais aussi sans violence.
On me reproche autant d’avoir écrit un brûlot qui appelle à la haine que d’avoir écrit un texte mou au vocabulaire utopique, c’est à ne plus savoir où donner de la tête. Il y a du vrai dans ces deux critiques, parce qu’elles sont prononcées depuis le monde que je refuse de coopter. Je veux qu’on s’autorise à questionner la violence manifeste ou subtile qui nous opprime, et je veux aussi qu’on puisse se réfugier dans la douceur. Oui je déteste la violence qu’impriment les hommes sur ma vie et sur la vie des autres, et oui, je veux y répondre par plus d’amour, même en tournant le dos, même en criant très fort. Si ça fait de moi une idiote, alors tant pis : j’ai été la première à me qualifier ainsi, ça ne me fait pas peur.
Je ne pense pas qu’à moi en ce moment. Je pense à Imane, à sa douceur. Elle a voulu aider, elle a donné son énergie et sa force pour apporter du soutien aux étudiants oubliés par le système — parce qu’on vit dans un pays où les pauvres sont au mieux oubliés, au pire pointés du doigt. À sa douceur, les racistes et les islamophobes ont répondu de la haine. À sa force, ils ont répondu de la peur, la peur qu’une jeune femme voilée prenne trop de place dans un pays sexiste, raciste et islamophobe où un ministre accusé d’agression sexuelle apporte son soutien à une journaliste haineuse, sans un mot pour Imane, menacée, harcelée.
Je pense aux lycéennes et collégiennes qu’on sexualise, à qui on reproche d’être indécentes, alors qu’elles ne font qu’exister. Elles ont, elles aussi, l’énergie et le courage de se dresser contre l’injustice et la misogynie qui objectifie le corps des jeunes filles, les rend responsables des agressions qu’elles subissent, et veut les faire taire, les diminuer.
Je pense à tout ce qui rend l’air irrespirable.
Et à tous·tes celleux qui se battent.
Et si dans « se battre », « notre combat », « nos luttes », il y a un vocabulaire belliqueux, ça ne veut pas dire que nous sommes les instigateur·ices de la guerre. On me reproche de vouloir, en attisant la haine, faire la guerre des sexes. Mais elles existent déjà, cette haine et cette guerre. Elles font déjà des victimes, quand nos corps sont violés, nos sœurs tuées, nos voix silenciées. C’est pareil pour toutes les luttes, pour toutes les oppressions. Alors il faut bien qu’on se défende. Il faut bien qu’on se batte, oui, tant pis pour ceux qui préféreraient qu’on se rende.
Tout les coups sont permis. Je ne veux pas être celle qui juge des armes utilisées par les personnes opprimées pour lutter. Je ne suis pas tant « contre la violence » que je suis contre « la violence des oppressions systémiques ». Je ne place pas les vitrines des banques éventrées par les casseurs sur la même ligne d’horizon que les vies des hommes racisés assassinés par la police. Je ne considère pas qu’une insulte « anti-hétéro » ou « anti-blanc » ait la même racine, la même portée et la même signification qu’une insulte homophobe ou raciste. Je ne suis pas violente dans mes mots ni dans mes actes, non pas parce que je réprouve moralement la violence dans son ensemble, mais parce que ce n’est pas qui je suis. Et je pense qu’il y a de la place pour toutes les expressions de la colère dans le large spectre de nos luttes.
Ces mots me viennent parce qu’un tabloïd anglais a tenu à pointer du doigt ma douceur — et celle de mon mari par ailleurs. Je ne serais pas cohérente parce que je détesterais les hommes, tout en aimant les fleurs, les gâteaux et la nature, ainsi que l’homme qui partage ma vie bien entendu. Lequel serait un « sous-homme » parce qu’il aime faire la sieste et passer du temps en compagnie de son chat. Je refuse de prendre ombrage de ces critiques : elles émanent certes d’une mauvaise foi crasse, de rhétoriques d’extrême-droite que je méprise, mais elles émanent aussi d’un endroit très étroit où un être humain, pour être valable dans ses idées et sa posture, doit être violent. Et par la corollaire, où on n’imagine même pas qu’un homme puisse vouloir tenter de se défaire de toute cette virilité qui empoisonne.
Cet endroit étroit sent le renfermé, et il ne m’intéresse pas.
Je le sais, c’est profondément ancré : mon engagement et ma douceur sont les deux faces de la même médaille. En ce moment, elle est un peu lourde à porter, mais plus que jamais j’en suis fière.
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