Depuis quelques années, je m’efforce de lire un maximum de romans écrits par des femmes, et qui véhiculent si possible des valeurs proches des miennes. Je me dis que la vie est déjà assez compliquée comme ça, pour ne pas en plus me confronter à des discours de haine ou des stéréotypes blessants pendant mon temps de loisir le plus intime. Alors je me suis souvent demandé : Ce roman est-il féministe ? Cela demande de poser une corollaire : C’est quoi, en fait, un roman féministe ?
La question mérite d’autant plus d’être posée qu’il est indéniable que ces dernières années ont vu l’augmentation des fictions labellisées « féministes » par les maisons d’édition. Il y a là un argument commercial, qui s’adresse… eh bien à toutes les lectrices comme moi. Pas bête, le capitalisme ! Mais on le sait : le féminisme collé sur des produits marketing n’est pas forcément celui qui nous porte au quotidien. Il m’est arrivé plusieurs fois de ne pas aimer du tout un roman pourtant encensé par la critique pour son féminisme.
À quoi sont dues ces disparités d’opinion ? Eh bien, en mode tl;dr et spoiler de ma conclusion à cet article, je vais tout simplement vous dire qu’il y a autant de romans féministes que de visions du féminisme… et que ça, c’est quand même (au moins un peu) personnel. On est d’accord sur les grandes lignes[efn_note]Et encore, pas pour tout ni pour tout le monde : ce qui paraît accessoire à certaines est absolument essentiel pour d’autres.[/efn_note] et on diverge sur les détails. C’est pourquoi j’ai plutôt envie, ici, de m’attarder sur quelques critères et points d’attention qui aiguisent mon esprit critique, quand je me demande, moi, si le livre que je lis est féministe ou pas.
Et comme je tiens pour acquis dans mon quotidien que le féminisme ne peut exclure la lutte contre les autres inégalités et oppressions, vous constaterez que je ne parle pas uniquement de problématiques liées au genre, mais aussi de racisme, de LGBT+phobies… Tout est lié, les ami·es ! (Où vous réalisez que le titre de mon article était un piège pour vous amener à lire un pavé sur l’intersectionnalité et la fiction… déso pas déso !)
Il n’y a pas de formule magique
Aucune équation ne vous permettra de cocher des cases, de faire de savantes additions pour pouvoir conclure « YES, ce roman est féministe » ou « Raté, ce roman est super sexiste ». Il y a une infinité de nuances entre les deux : un arc narratif peut être particulièrement réussi, mais tel personnage peut être un peu caricatural, ce qui gâche le plaisir.
On pourrait avoir envie de définir un barème, ça nous faciliterait grandement la tâche. Croyez-moi sur parole, j’ai un barème de notation pour Goodreads. Mais ce que peuvent faire ces barèmes, ces tests, c’est plutôt créer des standards minimum. Prenez le test de Bechdel[efn_note]Inventé par la dessinatrice américaine Alison Bechdel.[/efn_note] : ses trois critères sont vraiment la base. Pour passer le test, une œuvre (au départ, un film) doit :
- Contenir au moins 2 personnages féminins dont on connaît le prénom
- Qui parlent entre elles
- Et d’autre chose que d’un homme
Heureusement que ce ne sont pas ces 3 critères qui définissent si une œuvre est féministe ! C’est vraiment le strict minimum qu’on peut attendre d’un film… et encore, certains films qui sont super d’un point de vue représentation féminine, qui ont des messages féministes ou de belles visions des relations femmes-hommes, ne remplissent pas ces critères pour une raison ou pour une autre[efn_note]On pourrait argumenter en faveur de The Girl With The Dragon Tattoo, ou About Time, par exemple.[/efn_note]. C’est donc bien un outil arbitraire, qui n’a pas pour vocation de remplacer nos chouettes esprits critiques.
Alors donc, comment qu’on fait ?
La recontextualisation
Jane Austen était-elle féministe ?
Curieuse question. Le mot « féministe » n’était pas encore utilisé quand Jane Austen est morte[efn_note]En 1817, tandis qu’on estime que la première apparition du terme féministe remonte 1872 en français, et n’a commencé à être revendiqué que vers 1882, par Hubertine Auclert. Plus d’infos ici.[/efn_note]. On peut donc se demander s’il y a beaucoup de sens à lui appliquer un terme qu’elle précède, et qu’elle n’aurait donc jamais pu revendiquer pour elle-même. Mais on ne peut pas s’empêcher d’interpréter son œuvre et sa vie, et de la colorer des combats et des valeurs qui nous animent également.
D’un côté on pourrait se dire que non, l’œuvre de Jane Austen n’est pas féministe. Ses romans parlent souvent de mariage, d’accéder à une meilleure classe sociale par celui-ci, de l’honneur d’une jeune femme, des manières qui siéent ou pas aux femmes de bonne société. On est à des années-lumière de l’indépendance et de l’autodétermination qu’on revendique aujourd’hui ! Mais justement, hier n’est pas aujourd’hui, et il faut faire un petit exercice de gymnastique : à l’époque où ont été écrits ces romans, le mariage était le seul prospect pour les femmes de la classe sociale d’Austen. Elle-même l’a refusé, d’ailleurs, mais on peut légitimement se demander si ses livres auraient été publiés et lus, s’ils avaient été des manifestes contre le mariage[efn_note]À ce propos, je pense également à Little Women (Les Quatre Filles du Dr March en VF), aussi écrit par une femme qui ne s’est jamais mariée, Louisa May Alcott, et je tiens à citer la vidéo de l’essayiste Patrick Willems qui m’a donné cette clé d’analyse, et à remercier mon amie Anaïs pour son parallèle entre Little Women et Pride & Prejudice auquel je n’avais pas pensé moi-même.[/efn_note].
Donc au-delà de l’intrigue, on s’attache à analyser les personnages créés par une autrice de son époque, et le sous-texte qui apparaît entre les lignes. Dans Orgueil & Préjugés, par exemple (celui que je connais le mieux), on parle de mariage arrangé et de mariage d’amour, et c’est important que les sœurs Bennet osent réclamer un mariage d’amour. Pour ma part, j’y ai aussi trouvé un anti-conte de fées, en ce que Elizabeth et Darcy apprennent à se connaître avant de s’aimer, ce qui était tout l’inverse de toutes les histoires de « coup de foudre au premier regard » avec lesquelles j’avais grandi avant de tomber sur ce livre. Austen dépeint également des personnages masculins intéressants et nuancés.
Vous l’aurez compris : 1) j’adore Jane Austen, 2) je n’ai qu’une connaissance superficielle de son œuvre et de sa vie, donc je ne devrais pas m’embarquer dans des analyses aussi poussées, et 3) il est important de considérer une œuvre ou un·e artiste à la lumière de son époque et de ce qui se faisait, ou pas, artistiquement et intimement, à ce moment-là.
Du coup, il est normal d’avoir des attentes plus élevées en terme de représentation, d’arcs narratifs et de mécanismes dans des fictions qui nous sont contemporaines. On est beaucoup plus au fait des mouvements sociaux et des courants idéologiques qui se déroulent de notre vivant, auxquels on prend peut-être même part. Mais cela ne nous empêche pas de trouver notre bonheur dans des romans bien plus anciens, notamment parce qu’on peut aussi, si on le souhaite et qu’on le peut, juste décider de kiffer une lecture sans se poser trop de questions.
Subvertir le réel
C’est le plus grand pouvoir de la fiction : on peut y inventer des autres dimensions, des mondes parallèles ou totalement imaginaires où les oppressions n’existent pas, ou alors pas de la même manière que dans notre réalité. Cela n’empêche pas d’aborder des problématiques sociales auxquelles les lecteur·ices peuvent s’identifier.
Prenons l’exemple du Prieuré de l’Oranger, par Samantha Shannon. Dans cet univers fantastique, le sexisme, le racisme et l’homophobie n’existent pas. Lorsqu’un personnage masculin a une relation homosexuelle cachée, ce n’est pas parce que ce sont deux hommes qui s’aiment, mais parce que leurs rangs respectifs ne leur permettent pas de s’unir au vu et au su de tous·tes. La couleur de peau n’a aucune incidence sur la manière dont sont traités les différents personnages, et d’ailleurs j’ai mis pas mal de temps à capter lesquel·les des personnages étaient blancs ou pas, grâce à des descriptions physiques pertinentes et pas lourdingues[efn_note]Vous savez, comme dans certains livres où on insiste à mort sur « la peau d’ébène » ou « couleur chocolat » d’un personnage noir, souvent une femme d’ailleurs, avec un brin d’exotisation et de sexualisation malsaines.[/efn_note]. Enfin, le sexisme n’existe pas vraiment non plus : il y a tout autant de reines et de dirigeantes que de rois et de dirigeants, d’ailleurs le royaume principal est un reinaume (queendom en VO). Il y a des femmes guerrières, des femmes conseillères, des femmes scientifiques, sans distinction. Les femmes, quel que soit leur rang, ne subissent pas de discriminations basées sur leur genre.
Pourtant, le roman ne manque pas de rebondissements ni d’une intrigue forte et intéressante. Un des aspects sociaux central est notamment la descendance de la reine Sabran (celle qui règne sur un reinaume) : sa tâche principale en tant que reine est d’enfanter, or elle n’en a pas du tout envie, ça la terrorise, même. Même si cette intrigue n’est pas sous-tendue de sexisme, il est facile de s’identifier aux craintes et aux hésitations de Sabran.
Quoi qu’il en soit, les écrivain·es ont cette capacité d’imaginer les mondes dans lesquels iels aimeraient vivre. Iels peuvent dépeindre des univers où les oppressions n’existent pas, nous donnant alors à voir comment notre monde à nous pourrait tourner, quelles belles choses il en sortirait. Je le disais plus haut : même sans volonté de prophétisation, c’est aussi tout simplement reposant pour le public qui s’empare de la fiction et s’y plonge tête la première. Si une oppression n’est pas absolument essentielle à l’univers décrit ou à l’intrigue narrée, pourquoi la faire perpétuer ? Par réalisme ? Ou par habitude, voire par paresse ?
Dans mon roman Limoges pour mourir[efn_note]Toujours disponible à la lecture en cliquant ici, et après avoir tipé au moins 1 € sur ma page Tipeee ![/efn_note], le patron de ma protagoniste et son copain ont une attitude paternaliste et sexiste. Il sont écrits en miroir du troisième personnage masculin, qui n’a pas ces gros travers, et la manière dont Anaïs gère ces différents personnages est une preuve de son évolution interne. Ce n’est pas forcément brillamment exécuté, mais ce n’est pas non plus irréfléchi.
Surmonter les obstacles
Une autre manière d’écrire un roman qui transmet des valeurs, c’est bien de l’inscrire dans un monde « réaliste » (= où les oppressions existent comme dans le nôtre) et de créer des personnages qui viennent subvertir des clichés ou surmonter des obstacles posés par la société.
Ici, il faut prendre gare à ne pas tomber dans l’écueil de la « meuf badass générique », qui est finalement « juste un mec avec des boobs ». Une bonne représentation féminine ne se résume pas à ôter tous les personnages féminins de leurs traits (ou intérêts) féminins pour les remplacer par des traits (ou intérêts) masculins. Eh oui, fun fact, être une meuf badass — ou tout simplement un personnage féminin intéressant — ne veut pas dire ressembler en tout point à un homme lambda !
En extrapolant, c’est cet aspect qui m’a beaucoup gênée dans le très salué The Power, de Naomi Alderman. Présenté comme l’héritier de La Servante écarlate (probablement juste parce que c’est une dystopie qui parle de rapports entre les genres), ce roman imagine une société où les corps féminins ont évolué et peuvent émettre des décharges électriques. Les femmes prennent le dessus sur les hommes grâce à cette supériorité physique. On croise entre les pages une foule de personnages féminins « badass », qui moi m’ont déplues : une présidente des Etats-Unis, une fille de dealer de drogue qui prend sa place dans le cartel, une dictatrice… Et les femmes, rendues puissantes par cette mutation mais aussi par un sentiment de vengeance dévorant après des millénaires de patriarcat et de ses violences, se livrent aux mêmes exactions que le font aujourd’hui les hommes qui ont le pouvoir.
Je n’ai pas aimé cette représentation du pouvoir féminin, ni ce qui est sous-entendu assez peu subtilement pour faire les choux gras des journaux qui ont chroniqué ce roman : qu’un matriarcat serait aussi pervers et retors que le patriarcat. Que c’est uniquement « le pouvoir » qui corrompt, peu importe ce qui se cache réellement entre ces guillemets.[efn_note]Et que les femmes oublieraient très rapidement des millénaires de violences sexuelles pour en faire subir de manière systémique aux hommes, à la moindre opportunité : c’est faire très peu de cas de la mémoire traumatique, de l’héritage culturel, de l’empathie féminine développée à coup d’éducation…[/efn_note] Bref, là non plus je n’ai pas forcément les clés pour faire une analyse plus poussée, mais le fait est que créer des personnages « forts » doit prendre un nouveau sens, parce que le virilisme est un problème, et qu’on ne peut pas se contenter d’aspirer à reproduire des valeurs nocives.
Plutôt que fort voulant dire « doté et usant de sa force », on peut imaginer des personnages forts en ce que, tridimensionnels et nuancés, ils laissent une forte impression sur les lecteur·ices.
Aborder les sujets qui fâchent
Ce sont peut-être les plus délicats, ces romans qui confrontent directement les problématiques au cœur de notre société. Ici, pas possible de détourner le regard mais en même temps on est prévenu·es : le roman qu’on s’apprête à lire n’ira pas par quatre chemins pour tacler le sexisme, le racisme, les LGBT+phobies…
Si je dis « les plus délicats », c’est parce qu’alors ces romans se doivent d’être quasiment irréprochables dans leur manière d’aborder les oppressions qu’ils dénoncent. Ce serait quand même un comble, qu’en voulant pointer du doigt le racisme, l’auteur·ice écrive une œuvre raciste, par exemple… Et au-delà du fond, l’intention peut également être questionnée. C’est pourquoi les concerné·es sont, à raison selon moi, méfiant·es quand un·e auteur·ice décide d’aborder un sujet qui lui est étranger. Pourquoi décider de raconter cette histoire en particulier, et pas une autre ?
Pour illustrer ces deux problèmes, deux exemples :
Tout d’abord Léonor de Récondo. Une autrice dont j’apprécie la plume et la sensibilité, mais qui selon moi s’est magistralement plantée en décidant de raconter l’histoire d’une femme trans dans Point cardinal. Quelle déception après l’avoir entendue en rencontre parler de ses années de recherches… que de lire ensuite le mot « transsexuel » dans son roman. C’est un terme très négativement connoté qui n’est plus utilisé aujourd’hui, à part par les personnes trans qui souhaitent se le réapproprier. Cette maladresse est politique : comment peut-on se renseigner des années sur un sujet et faire une erreur aussi monumentale[efn_note]Vraiment, quiconque se renseigne 5 minutes saura très vite ce qu’il en est, ce n’est pas un secret. Je peine à croire aussi qu’une personne trans qui aurait relu le roman avant sa publication n’aurait pas pointé ce problème. Encore aurait-il fallu faire relire le roman… et on sait combien l’édition française a du mal avec les sensitivity readers. (à ce sujet, lire cet article)[/efn_note] ? J’y vois de l’arrogance et un gros manque de considération.
Récemment, l’auteur jeunesse Timothée de Fombelle a publié le roman Alma : le vent se lève, qui met en scène une petite fille africaine et parle de l’esclavage. Si Gallimard n’a pas hésité à publier le roman de cet auteur à succès, la maison d’édition américaine habituelle de de Fombelle, Walker Books, a préféré passer son tour sur ce manuscrit[efn_note]À ce sujet, lire cet article.[/efn_note], craignant l’appropriation culturelle. En France, cette décision a donné lieu à des discours scandalisés sur la censure. L’auteur s’est fendu d’une déclaration larmoyante et (à mon avis) très prétentieuse :
« Et il vaudrait mieux priver des enfants de cette connaissance plutôt que d’admettre qu’un blanc soit l’auteur d’un tel livre ? Voilà ce que ce refus de publication signifie : mieux vaut que les enfants n’aient pas accès à ce livre, tant pis s’ils continuent d’ignorer la réalité de l’esclavage. »
Timothée de Fombelle dans une interview au Point à propos de son roman Alma
À cela j’ai envie de répondre, très gentiment : mais enfin Timothée, tu te prends pour qui ? J’ai tapé « children’s books about slavery » sur mon moteur de recherche et j’ai immédiatement trouvé au moins une cinquantaine de références anglophones. C’est sacrément culotté d’imaginer qu’un auteur français et blanc serait « presque » le premier à écrire sur un sujet qui continue d’influencer la société américaine… Pourquoi avoir eu envie d’écrire sur l’esclavage ? Pourquoi avoir décidé de créer une petite héroïne noire et africaine ?
Peu importent les questions d’identité qui sous-tendent toutes les conversations à propos de Alma, au fond il aurait suffit que Timothée de Fombelle comprenne que ce n’est pas parce qu’il a envie d’écrire sur un sujet et qu’aucune loi ne l’en empêche qu’il faut s’y atteler coûte que coûte… D’autres auteur·ices (plus légitimes, oui) auraient mérité une place dans l’édition, une place qui peut avoir été monopolisée par un auteur blanc masculin auréolé de succès, et donc garant d’un bon retour sur investissement pour sa maison d’édition.
Timothée de Fombelle et ses admirateurs semblent penser qu’on veut lui interdire d’aborder un sujet parce qu’il est blanc. Personne ne lui interdit quoi que ce soit. En revanche ce qui est soulevé et qui doit gêner aux entournures, c’est justement que parce qu’il est blanc, il aurait dû se demander si sa liberté d’expression inaliénable était un prétexte suffisant pour mener ce projet à bout[efn_note]Et au final, c’est ce qu’on reproche à beaucoup de privilégié·es : beaucoup de prises de parole privilégiées prennent le pas sur celles des minorités opprimées. Ce qui ferait beaucoup de bien à tout le monde, c’est qu’iels (on) s’en rendent compte avant de foncer tête baissée juste parce que « mais j’ai le droit-euh !! », une excuse fragile qu’a cessé d’utiliser mon petit frère aux alentours de ses 10 ans.[/efn_note].
En revanche, si on prend le thriller La Deuxième femme de Louise Mey, dont j’ai parlé tout récemment, on est sur tout autre chose. On perçoit dans le style de l’autrice une sensibilité et un véritable travail de recherche poussé sur les mécanismes de l’emprise, les relations abusives et la violence conjugale. J’en ai déjà parlé dans l’article correspondant donc je ne vais pas trop me répéter, mais je trouve aussi qu’on sent une pudeur très bienvenue, très loin du torture porn et du voyeurisme, qui est une preuve supplémentaire du respect que témoigne l’autrice à son sujet — et aux victimes de ces violences, dont elle parle à travers sa protagoniste.
Aborder des problématiques sociales importantes, c’est aussi le but de la littérature, et de l’art en général. Mais c’est un exercice périlleux pour les artistes, parce qu’il demande une grande humilité. Je ne pense pas qu’il faille absolument avoir vécu une situation pour la décrire justement ou en faire l’élément central d’une œuvre. Cependant, il faut savoir se remettre en question à toutes les étapes de la création : se demander si c’est une bonne idée, si on a assez d’infos, et le cas échéant, aller les chercher auprès de sources fiables, de manière respectueuse. Côté lecteur·ice, on perçoit très rapidement la sincérité de l’artiste derrière son œuvre. Il faut aussi savoir être à l’écoute des personnes concernées qui font des retours critiques sur des romans, films etc., qu’on a apprécié, mais dont on n’a pas forcément perçu les aspects problématiques[efn_note]Moi-même, j’ai beaucoup aimé la romance jeune adulte Eleanor & Park, de Rainbow Rowell. Ce n’est que très récemment que j’ai été confrontée au fait que la représentation de cette romance entre une jeune blanche et un jeune homme mi-Américain, mi-Coréen était très problématique, l’autrice faisant montre de racisme (Park, par exemple, est un nom de famille coréen, pas un prénom) et sa personnage Eleanor aussi, à plusieurs reprises. Il faut savoir prendre du recul : l’amour qu’on porte à des œuvres n’a pas beaucoup d’importance face au respect qu’on doit aux personnes qui souffrent de représentations maladroites ou malveillantes. Pour mieux comprendre, lire les critiques 1 ⭐️ sur Goodreads.[/efn_note].
Le gaze
On entend pas mal parler du male et du female gaze en ce moment. Le premier désigne le fait que la culture visuelle dont on est abreuvé·es est le fruit de regards masculins. Conjugués et valorisés, ces regards masculins construisent des œuvres faites pour être consommées par des hommes hétérosexuels. Le second est son pendant féministe : le female gaze a gagné en notoriété notamment avec le succès du film Portrait de la jeune fille en feu, où le regard de la réalisatrice et celui des actrices dans leur jeu est dépossédé des désirs et des fantasmes masculins. (Et, du coup, ils incarnent d’autres désirs, d’autres fantasmes, mais aussi des subtilités rafraîchissantes pour quiconque en a ras-le-bol du regard masculin omniprésent.)[efn_note]Pour en apprendre plus : lire Le regard féminin, une révolution à l’écran, de Iris Brey, aux éditions de l’Olivier, ou écouter les deux épisodes du podcast Les Couilles sur la Table, où Victoire Tuaillon interviewe Iris Brey.[/efn_note]
En littérature, si je m’attache aux romans écrits par des femmes, c’est parce que j’ai moins de chances d’y trouver des descriptions physiques de corps féminins sexualisés à outrance, des réflexions sexistes sur le caractère d’une personnage… Bref, j’ai moins de chances de me sentir exposée au regard masculin, dénudant, objectifiant, avilissant, jusque dans ma pratique intime de la lecture. Parce que oui, si la fiction permet de s’identifier, elle rend donc perméable les frontières entre moi et les personnages auxquels je m’identifie le plus. Je n’ai pas envie de savoir ce que Sylvain Tesson pense des seins de la Russe qu’il croise dans les forêts de Sibérie, tout comme je n’ai pas envie de savoir ce qu’il pense des miens.
Dans Mille soleils splendides, Khaled Hosseini raconte le très beau lien qui se tisse entre deux jeunes femmes afghanes, toutes deux mariées à un homme violent, et le tout sur fond de guerre en Afghanistan. Son regard d’écrivain sur ces deux femmes est neutre : pas de mention inutile et sexualisante de leur physique, pas d’allusions non-nécessaires à leurs vies sexuelles… À côté de ça, j’ai eu vent d’un roman de science-fiction écrit par un homme où la moto de la protagoniste est régulièrement comparée à un sex-toy. Lectrices motardes, vous me direz si chevaucher votre moto vous fait le même effet qu’une séance avec votre meilleur vibro.
Les auteurs masculins, s’ils ne peuvent par essence pas adopter un female gaze, peuvent au moins tenter de rendre leur regard le plus neutre possible. Dépouiller leur plume de la virilité hétérosexuelle avec laquelle les hommes ont tendance à envisager les femmes, c’est souvent une plus-value pour un texte littéraire.
Comme je l’ai dit en intro, il est difficile de décerner un label féministe (ou antiraciste, ou LGBT-friendly) à un roman, ou en tout cas de se fier les yeux fermés à l’étiquetage marketing du roman, à moins qu’on ait particulièrement confiance en la maison d’édition et que sa ligne éditoriale soit claire, transparente et infaillible. Ce n’est pas si courant que cela, dans le domaine de la fiction, en matière de gestion des oppressions — d’ailleurs si vous connaissez des maisons de littérature adulte très fermes sur ces questions, je serais très curieuse de les connaître !
Plus le temps passe, plus je suis exigeante. Peut-être paradoxalement, cela ne fait qu’augmenter la qualité de mes lectures. Je suis plus sûre de mes goûts, et me dirige moins souvent vers des œuvres qui n’ont rien annoncé qui puisse me plaire. Je fais aussi beaucoup plus confiance aux recommandations de mes amies, avec qui je partage ces valeurs et cette vision de la fiction. Loin de penser que tout ça est une sur-intellectualisation d’un loisir, je trouve au contraire que ces analyses que j’ai développées et continue d’affiner me permettent de mieux me détendre quand je me plonge dans un roman.
J’espère donc que cet article vous aura donné quelques pistes de réflexion sur la place de nos valeurs dans les fictions qu’on consomme, et comment évaluer ces dernières à l’aune des premières. Si vous avez aimé lire ce billet, un petit commentaire me fera fort plaisir : vu sa longueur, vous pouvez imaginer le temps qu’il m’a demandé pour le réfléchir et l’écrire !
À bientôt et bonnes lectures !
Image d’en-tête par Suzy Hazelwood.
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