Cela fait plusieurs semaines que j’essaye d’écrire cet article et que je ne trouve pas l’angle qui convient. J’ai envie, besoin même, de parler des questions que je me pose depuis des mois autour de la féminité, de ce que c’est d’être femme actuellement, mais comment parler de tout ça sans verser dans un pathos incroyable ? Je ressens un décalage si fort avec les comptes insta et la tendance warrior-sorcière-superwoman, je ne sais pas comment communiquer ces émotions intenses, et presque toutes négatives, qui m’envahissent dès que je réfléchis à tout ça.
Parce que je vais être très honnête : moi, en ce moment, je suis épuisée d’être une femme.
Avant d’être féministe, j’étais une fille et basta, ça n’était pas source de migraine. Après, je suis devenue féministe et il a fallu remettre plein de choses en question : pourquoi je dénigrais les filles plus féminines que moi, pourquoi je me forçais à m’épiler alors que je n’aimais pas ça, pourquoi je laissais les hommes commenter mon physique sans me défendre, pourquoi j’avais tout le temps peur dans la rue quand j’étais seule. C’était déjà fatigant mais je ne me sentais pas accablée par le poids d’un fardeau trop lourd pour moi. J’avais besoin de faire des breaks, c’est vrai. D’inventer des rituels sacrés pour célébrer mes règles, de lire des bouquins aux représentations genrées hyper normatives, d’oublier quelques secondes les chiffres qui me donnaient la nausée. (lesquels ? c’est bien simple, tous les chiffres, ils sont tous horribles)
Et puis après ça, j’ai été trahie par ma propre chair. Je suis tombée enceinte sous stérilet[efn_note]Ça arrive, oui, ce n’est pas courant, non. À chaque fois que j’en parle autour de moi, les femmes qui ont un stérilet me regardent d’un air épouvanté et je me sens obligée de les rassurer, comme si j’étais la seule au monde à qui ça pouvait arriver. Ce n’est pas le cas, et je n’ai plus trop en moi l’énergie de rassurer, désolée.[/efn_note]. J’ai vécu un déchirement qu’il est illusoire de vouloir mettre en des mots suffisants : celui de mettre fin à une grossesse qui n’aurait jamais dû survenir, alors même que j’ai en moi un désir d’enfant depuis de longues années. J’ai nourri, et je nourris encore, une colère noire contre cette vie (cette société, aussi) qui m’a forcée à faire un choix que je ne regrette pourtant pas. Comme la vie est compliquée.
Mais voilà depuis ce moment de ma vie j’ai l’impression que tout se complique encore. J’ai l’impression de subir. Subir mon corps, qui a eu du mal à se remettre de ses cinq toutes petites semaines de grossesse. Je subis mon syndrome des ovaires polykystiques qui me gâche la vie, ainsi que ma contraception parce qu’où que je pose mon regard, aucune solution n’est idéale. Je subis les séquelles d’une adolescence anorexique, parsemée de personnes néfastes, qui a mutilé le regard que je pose sur moi-même. Je subis la charge mentale, toujours si fort, quand mon nouveau stérilet se barre et que je dois compter s’il y a un risque, et je dois composer avec la terreur de tomber enceinte de nouveau, les rappels sur mon téléphone pour ne pas oublier ma pilule, l’attente des prochaines règles. Je subis l’humeur qui change, la rétention d’eau, l’irritabilité, je subis cette sensation poisseuse chaque mois avant de saigner, de n’être capable de rien, surtout pas de créer.
Je suis encore plus touchée qu’avant par ce que je sentais déjà : que je suis une femme, socialisée comme telle, et que si je veux exister dans ce monde, je dois constamment me faire violence. Dans une version utopique de la vie, je n’aurais pas besoin de me forcer à parler plus fort, je n’aurais pas besoin de fake it till I make it, je n’aurais pas à emprunter des manières plus viriles, et une confiance en moi que je n’ai pas. Parce que dans une version utopique de la vie, on respecterait les doutes, la fragilité, la tristesse et les vacillements, et on ne m’encouragerait pas à être quelqu’un d’autre que moi. De toute façon mon corps me trahit là encore (à moins qu’il soit justement trop fidèle cette fois) : quand je suis confrontée à une situation où je préférerais vraiment faire autre chose que semblant, je transpire d’une sueur âcre qui me confirme que je vais contre ce que je suis. J’allais dire « contre ma nature », mais pas vraiment, contre ma culture peut-être, contre ce que j’ai été éduquée à être[efn_note]Il paraît qu’on appelle ça « sortir de sa zone de confort », écoutez au bout d’un moment, rester dans sa zone de confort ne me paraît pas non plus délirant, comme désir.[/efn_note].
Je suis épuisée d’être féministe, mais là encore, que puis-je y faire ? Je ne peux pas prendre des vacances de ma condition d’opprimée, ni de mon empathie face aux horribles choses qui se déroulent partout dans le monde. Je suis épuisée pourtant, et en colère aussi, d’être une porte-parole permanente de ma cause mais de parler dans un aquarium. D’écrire ces articles féministes que seules des femmes liront. De lire ces livres féministes et d’en parler avec d’autres femmes. Je n’écoute aucun podcast féministe, d’ailleurs, parce que j’en ai ras-le-bol, de ce contenu qui ne m’apprend pas grand-chose[efn_note]Je ne dis pas ça pour me vanter, il se trouve juste qu’en quasiment 10 ans de féminisme et de passion pour la lecture, je suis relativement au fait de beaucoup de sujets qui sont maintenant abordés de façon plus mainstream.[/efn_note], et je suis écœurée de voir si peu d’hommes prendre leur place (silencieuse et humble) dans la discussion. À quoi servent tous ces podcasts et tous ces articles et tous ces livres, si ce sont les femmes qui les achètent, les consomment et ensuite les régurgitent aux hommes de leur entourage ? Qui indemnise le temps passé, l’énergie gaspillée, à faire les profs d’hommes trop fainéants, trop égoïstes et trop vaniteux pour se renseigner par eux-mêmes ?[efn_note]Vraiment pas la peine de m’écrire pour me dire que tous les hommes ne sont pas comme ça. Merci d’avance ![/efn_note]
C’est pour ça, peut-être, que je ne m’identifie pas du tout aux mouvements d’auto-gratitude, de célébration de la féminité. Être une femme et en prendre conscience m’a rendue plus dure, envers moi-même et envers les autres. (je n’ai vraiment plus aucune patience pour les hommes, par exemple, et ne suis pas prête de m’en excuser) Je suis plus forte, aussi, c’est vrai. Je sais mieux dire non, je connais mieux mon corps, j’ai de bien meilleurs outils pour gérer les conflits que ceux avec lesquels je partais au départ, je me laisse moins faire et je fais mieux semblant. Mais je suis persuadée que j’aurais pu acquérir toutes ces savoirs sans la violence inhérente à une société qui ne veut pas vraiment de nous, qui ne sommes pas des hommes blancs cis hétéros valides, vieux et riches de préférence. J’aurais pu faire sans toutes les micro-agressions d’un quotidien qui n’a pas de place pour les doutes. J’aurais pu apprendre dans la douceur.
Être une femme m’apporte également des joies insoupçonnées, bien sûr que c’est vrai. Quand je lis un excellent livre écrit par une femme brillante, je suis submergée de l’émotion d’être inspirée, et je m’autorise aussi (ce que je n’aurais jamais fait avant) à m’inclure dans le cercle de ces femmes créatrices, je m’autorise à me sentir proches d’elles. Quand je pense aux femmes qui m’entourent, incroyables dans leur force, leur refus du compromis, leurs talents, je suis remplie d’une gratitude incroyable, car je sais enfin reconnaître que le travail, la chance et le bonheur de mes sœurs ne diminuent pas la valeur des miens.
Mais moi, je n’ai jamais eu le courage d’être un role model, une femme « inspirante ». Pour exister, les femmes doivent soit rentrer dans les cases (existons-nous alors vraiment ?), soit en sortir de manière totale, radicale et revendiquée. Que de travail, là encore. Je m’en faisais la réflexion alors que je pondérais encore une fois sur ma pilosité cet été : raser ? pas raser ? J’ai réalisé que dès lors que je sortais jambes poilues apparentes, j’avais tendance à mieux m’habiller, me coiffer, et même à me maquiller, portant ainsi l’image d’une féministe assumée, dont les poils sont un message, un étendard. En vrai, je suis juste une grande fainéante atteinte d’hyperpilosité, mais sans mon déguisement radical, je craignais de renvoyer une image de femme négligée, tout simplement.
Ça n’a plus aucun sens, ce n’est même plus une libération. Je suis découragée.
Je sais que c’est aussi ma faute, à moi de prendre du recul et de lâcher du lest, et que ma colère et mon épuisement sont des symptômes à traiter, pas des émotions dans lesquelles je vais puiser des choses positives pour avancer[efn_note]On pourrait parler aussi longtemps du positif, de comment c’est souvent une manière de taire nos colères et de balayer les injustices, et que c’est une nouvelle manière à la mode de policer les femmes, mais bon… il faudrait un autre article pour ça, n’est-ce pas.[/efn_note]. Il n’empêche que j’en suis là, aujourd’hui. En guerre. Pas vraiment très loin d’avoir l’impression de perdre, d’ailleurs.
Je vais prendre des vacances (d’internet, de la vie et de moi-même) et remettre les choses dans un ordre qui a du sens. Qui sait, peut-être qu’en mettant la tête suffisamment profond dans le sable, quand je la ressortirai en septembre le patriarcat aura été aboli ? On peut toujours rêver.
Laisser un commentaire