Les nuit qui commencent tôt n’offrent plus de sommeil et les journées minuscules passent comme des TGV.
Dans un vrai TGV j’ai écouté Voyou et j’ai lu Jodi Picoult pour éviter de penser a) à la vie chaotique que je suis en train de mener et b) à ce qui m’attendait au bout des rails. Lille-Paris c’est rapide, des fois je trouve ça rigolo, c’est plus rapide que d’aller d’un bout à l’autre de la ligne rouge du métro. La relativité, tout ça.
Lille-Paris c’est juste assez pour me glisser dans la peau dans cette personne que je suis en train de devenir, une meuf qui saute dans des trains quasiment sans réfléchir, qui accepte des propositions sur un coup de tête. Juste assez pour laisser derrière moi la paniquée des plannings bien carrés arrêtés deux semaines à l’avance. Je viens d’une famille où on prévoit Noël dès septembre et les vacances d’été dès Noël – l’imprévu et moi c’est l’angoisse, les palpitations, les suées froides, les doigts rongés. Mon psy me dit qu’il faut lâcher du lest parce qu’il y a de belles choses dans l’imprévu. Alors j’essaye. Je dis OK. Je monte dans le train, je me laisse porter. Mais il faut quand même bien une heure pour composer mon rôle, pour apprendre mes lignes.
Je suis invitée à témoigner dans un documentaire sur le cyberharcèlement, réalisé par Myriam Leroy et Florence Hainaut. Je ne sais pas à quoi je m’attends. À être mal à l’aise c’est sûr. À bafouiller et dire n’importe quoi. À une froideur et une distance, les caméras peut-être, le cadre institutionnel. Je suis une nobody, moi, ce que je vis est si banal, si ténu. Je demande à mon agente si c’est vraiment légitime ce que j’ai à dire, moi qui ne suis qu’une petite meuf qui ferme très fort les yeux pour ne pas voir la laideur du monde. Heureusement que j’ai une agente. (C’est qui cette meuf qui a une agente. Ah oui OK c’est moi.)
D’ailleurs je la retrouve et on va boire un café. C’est Paris c’est ridicule c’est gigantesque c’est parisien, c’est les gilets noirs des serveurs, les braséros qui rendent les terrasses agréables, et c’est cette habitude retrouvée de fumer beaucoup trop pour me donner une contenance. Ah, tiens, c’est ça que je cherche. Une contenance. On discute du livre, des dix-sept langues dans lesquelles il va être traduit, des médias. De mon roman, qui attend son heure, des autres projets. Je suis une autrice qui parle de ses projets d’écrits à son agente littéraire, à la terrasse d’un café parisien. Tout. Va. Bien.
Mon attachée de presse nous rejoint.
Tout. Va. Bien.
Je fume une autre clope pour tenter de me cacher à moi-même que je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
De toute façon je ne suis pas prête pour ce qui arrive. Pour cette rencontre. Rue de Rivoli, un appartement design mais plein de cachet parisien, il y a des moulures au plafond, une boîte à mouchoirs qui brille comme un miroir, de grandes fenêtres. Et il y a Myriam, Florence, Marie et Valentine. Ça me renverse d’avoir l’impression que je leur fais l’honneur d’être là – c’est rare et précieux de savoir sa présence désirée, c’est renversant. Moi je suis juste une petite meuf. Pendant deux heures je vais me répéter en boucle dans ma tête, moi je suis juste une petite meuf de rien du tout, qui a écrit 80 pages de rien du tout.
Myriam et Florence me parlent de leur travail, de leur vécu, de leur combat – notre combat, immédiatement la barque est la même, sans aucun doute. Moi je le sais que ce que je vis, les tweets les mails les DM les mots que je me force à ne pas voir jusqu’à en avoir mal aux paupières, ce n’est rien face à ce qu’elles vivent. Face à ce que Nadia Daam a vécu. Face à ce qu’Alice Coffin essuie. Je le sais mais c’est doux et c’est fort et c’est gigantesque de sentir que ça ne compte pas ici. Qu’on n’est pas là pour comparer, pour compter le nombre de tweets ou d’insomnies, pour faire un nuancier des insultes. Alors au fil des questions, je m’autorise à parler vraiment de ces mécanismes, de cette violence, de ce qui se passe dans la tête et dans le corps de juste une petite meuf qui avait écrit un livre pour 400 personnes grand max et qui devient, soudain, quelqu’un dont on parle et pas que pour en dire du bien.
C’est la pandémie donc je suis la seule démasquée dans cet appartement rue de Rivoli. En face de moi, Myriam et Florence me posent des questions et c’est sûrement parce qu’on est en train de devenir sœurs, parce qu’elles ne me parlent pas là uniquement comme des journalistes, ou peut-être parce qu’elles sont juste des super meufs, qui sait ? je ne vois que leurs yeux mais ce qui s’y passe me fait grandir. Je découvre que j’avais dans la gorge un nœud tout serré d’angoisse et de tristesse. Marrant comment on peut redécouvrir tous les 3 jours qu’on va bof. (Pourtant je ne dors plus, je mange mal et je fume comme un pompier : autant dire que c’est évident, mais je sais pas, c’est plus confortable aussi de faire comme si j’avais toujours été insomniaque, adepte des bols de chips, comme si je n’avais jamais arrêté de fumer. Comme si c’était moi depuis toujours, cette femme tremblante mais cynique, oui bah oui bien sûr que ça va, je suis 3ème des ventes aujourd’hui, comment ça pourrait ne pas aller.)
Quand j’égrène de mémoire les quelques insultes que j’ai vues malgré moi, je réalise qu’elles sont bien gravées en moi. Et j’ai envie qu’elles n’aient aucune importance mais c’est bien la preuve que je me fourvoie. Je sens que ma voix vacille, je pourrais bien pleurer. Mais les regards brillants de Myriam et Florence me tiennent debout.
Je pense que ça va mais quand Valentine me filme en train de fumer à la fenêtre (pour un de ces plans cinéma dont j’avoue sans peine avoir souvent rêvé être la protagoniste), je vois bien que je tremble comme une damnée.
C’est le Covid mais quand Florence me prend par la taille pour une embrassade où nos visages masqués sont restés très socialement distanciés, je suis profondément soulagée par ce contact physique sororal dont j’avais besoin sans même le savoir. Il y a un truc électrique qui recharge mes batteries, il y a sept meufs dans un appart parisien, le jour qui tombe, même pas mal même pas froid, une fanfare dans la rue en bas. Je vois la fatigue et j’entends la pesanteur, ce que la gravité imprime sur des femmes prises pour cibles d’une haine dont on dit qu’elle n’a pas de visage. Elles sont fortes et vulnérables. Elles sont rage, et aussi douceur, dans chaque pli au coin des yeux quand elles rient.
Il faisait presque chaud même une fois la nuit tombée, il y avait eu beaucoup de bonté autour de moi, et un joueur de contrebasse dans la rue accompagnait notre dîner. C’est peut-être pour ça que la provinciale que je suis a regardé Paris ce soir-là avec les yeux d’une fille qui voit Amélie Poulain pour la première fois.
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