Il y a presque trois ans, déjà je m’interrogeais sur le néant, sur ne rien faire, j’avais écrit sur un tableau, découpé dans des magazines de lifestyle, que j’aimerais « Retrouver le luxe du temps long », je n’imaginais pas combien cette phrase me poursuivrait, me hanterait presque. Elle s’ajoute à ma collection de petits mantras, à côté de Camus, de Chbosky et de Duras, cette formulation d’une journaliste que je ne connais pas, je la rejoue en boucle et la fais tourner sous ma langue. Elle revient m’ébouriffer chaque fois que je menace de l’oublier. Chaque fois que j’ai les orteils dans le vide, au bord d’un précipice au fond duquel un marécage boueux de culpabilité et d’amertume menacerait de m’avaler toute entière.
Retrouver. Le luxe. Du temps. Long.
Repartir à la quête, inlassablement, d’une chance que j’ai et qu’il faut que je continue à me créer, d’étirer les heures à l’infini pour les meubler de tous les draps en coton, de toutes les mèches de bougies crépitantes, de toutes les pages tournées dans un nuage de papier. Parfois, je me prends à penser à l’avenir, un avenir peut-être plus confortable mais qui me tiendra loin de chez moi la majorité du temps, si loin du temps et de sa matière élastique. L’avenir qui aura un autre goût, probablement aussi doux — je me le souhaite, je nous le souhaite — mais un autre goût que celui du thé à la température parfaite, une autre lumière que le bleu très pâle des journées grises posées à ne rien faire. (Je voulais écrire « passées à ne rien faire » mais une faute de frappe et un autocorrecteur zélé ont fait un meilleur travail.) Parfois, donc, je pense à ce « bientôt » ou à ce « plus tard » et alors me prend l’envie de retourner me pelotonner sous ma couette, entourée des miens ou de rien, pendant toute la durée d’une de ces journées libres.
Impressionnant, ce terme. Avoir du temps libre, « j’ai une journée de libre », je suis totalement et entièrement libre pendant ce temps, qui lui aussi est libre parce qu’il est vide. À l’heure où plus que jamais, alors que ça n’a jamais eu moins de sens, on tente de nous rabâcher à la façon d’un 1984 à la sauce capitaliste qu’on a toute la liberté, que dis-je, tout le loisir du monde d’accumuler objets et expériences, il m’apparaît pourtant que la liberté, ma liberté tout du moins, elle réside dans le temps vide, dans l’absence de rendez-vous en vert et rouge et jaune sur l’agenda, dans le rien des dimanches matins à l’odeur de café, de brioche et d’orange. Pas de tumulte, pas de chaos, pas de tourbillon qui file le vertige. La stabilité, la sérénité, de savoir que rien ni personne ne nous attend. Qu’on est tout petit, finalement, dans un monde toujours en mouvement, qui n’a pas besoin de nous pour avancer. Et qu’en retour, on n’a pas forcément besoin du monde, de son rythme ou de son accord, pour avancer non plus. C’est bien, d’être insignifiant.
Dans ce luxe incroyable, il y a autant de vies à vivre qu’on peut l’imaginer. Si parfois je vois mon temps s’allonger sur une plage au soleil, ou au bord d’une piscine où on pourrait plonger parfois dans un silence effarant pour en ressortir une fois le corps refroidi, le plus souvent mon temps se pelotonne sous mon propre toit. Et j’ai souvent eu envie de parler, ici ou ailleurs, de ce chez-moi tout relatif, de ses défauts, de ses qualités, de ce qui le rend tellement mien. Je n’ai pas réussi parce qu’il est tellement à moi, ce chez-moi, je n’arrive pas à trouver les mots justes et transparents pour en parler sans trop me dévoiler.
C’est que c’est intime, chez moi, c’est là que roulent toutes mes larmes et s’échappent tous mes cris de joie, c’est là que j’ai vécu tous les moments les plus intenses de ma courte vie, dans ce petit appartement niché au fond d’un couloir, au creux de mon moi le plus secret. Je n’ai pas vécu dans beaucoup d’autres endroits, il m’est difficile d’établir des comparaisons qui auraient du sens, et pourtant c’est ici seulement, que partout où se posent mes yeux, je suis bien chez moi. Il m’arrive terriblement régulièrement de m’arrêter en plein geste, de laisser s’égrener les secondes tandis que j’embrasse du regard ce chez moi qui vient s’imprimer tout entier contre moi, sans presque avoir besoin de tourner la tête, et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Je voudrais immortaliser cet endroit qu’un jour on quittera — pour plus spacieux, plus lumineux, plus adapté à une vie qu’on voudrait voir s’agrandir un peu — et que je quitterai avec énormément de regret.
Entre ces quatre murs (ou presque) j’ai passé tant d’heures à refuser d’être productive, à céder à la paresse, à la rêverie. J’ai fini par accepter, presque à revendiquer, mon statut de fainéante, qui s’ajoute à celui de casanière et de mamie en puissance. Je sais que ce sont ces longues heures à regarder les nuages courir dans le ciel, mon thé refroidir ou plus récemment, mon chat s’étirer, qui m’ont permis ces dernières années d’être aussi connectée à ce que je suis. À mes émotions souvent très violentes, qu’elles soient « positives » ou « négatives » (j’ai dans le même temps appris à les considérer sous un autre prisme que ce jugement de valeur), à mon corps pour ne plus le voir comme un élément capricieux indépendant de mon esprit, à ma créativité aussi. Tous ces mots qui se bousculent dans ma tête et sous mes doigts, ils ont germé dans le silence, poussé dans l’immobilité, ils s’épanouissent quand le temps est luxueusement, indécemment, incroyablement long.
Cet après-midi, j’ai pris le métro pour rentrer chez moi, je savais qu’une petite heure à peine me séparait de ce moment si particulier où j’allais pouvoir m’allonger et écrire, après avoir englouti un bol de riz blanc au piment, une tasse de thé à la vanille contre ma cuisse. J’ai préparé ce moment avec tant de joie, que le petit rayon de soleil qui m’a cueillie à la sortie du métro a rendu la ville infiniment plus belle. Éblouie par le soleil pour la première fois depuis ce qui m’a semblé être une éternité, je me suis prélassée, mes pas se sont allongés, j’ai pris environ tout mon temps — quel luxe que celui de n’être pas pressée — pour flâner, le nez en l’air, apercevoir le ciel bleu, me laisser baigner dans l’atmosphère à la fois piquante et tiède d’un après-midi d’hiver. En rentrant, mon chat est venue se frotter contre moi, j’ai mis la bouilloire en route et depuis, le temps n’a plus eu la moindre importance.
Je vous souhaite de beaux moments d’éternité.
PS : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » — A. Camus
« Écrire, c’est hurler sans bruit. » — M. Duras
« We accept the love we think we deserve. » et « I swear, in that moment, we were infinite. » — S. Chbosky
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