Déserter Bollorer

un point de vue situé

Avant toute chose : d’où je parle.
L’écriture est mon seul métier depuis 2021. J’ai publié des livres dans des maisons rattachées à des grands groupes éditoriaux appartenant à des milliardaires, qui s’échangent les médias comme des cartes Pokémon. Mon premier roman est sorti chez Fayard. Je publie mon prochain roman chez JC Lattès. Je publie aussi des livres dans de minuscules maisons d’édition féministes et radicales.
J’ai un frigo à remplir et une enfant à habiller. Comme tout le monde, je travaille pour vivre.

Ce que je sais :
Avant que Bolloré rachète Hachette, il avait Editis. Personne ne soufflait parce que personne ou presque ne savait qui était ce type et ce qu’il pensait. Tout le monde se réveille maintenant et s’intéresse au dossier : super ! Par contre, est-ce qu’on pourrait imaginer que les gens dont le dossier est littéralement le métier, ont réfléchi à ces questions, y réfléchissent encore ? Surtout peut-être les autrices féministes ?

De fait, auteurice est un job précaire. Les grands noms qu’on connaît toutes ont sûrement plus de moyens que les inconnu·es, mais il est faux de penser que la notoriété fait automatiquement le pouvoir économique, dans ce métier. Notamment parce que quand on connaît un·e auteur·ice et qu’on suit son travail, on pense que tout le monde le connaît comme nous. Mais tout le monde n’est pas Marc Lévy.

À titre d’exemple, la romancière la plus lue en France est Virginie Grimaldi, et elle a quitté Fayard peu après l’annonce du départ de l’ancienne directrice, Sophie de Closets. Un départ qui s’est fait avant l’arrivée de Bolloré dans l’affaire. Parce qu’avant d’appartenir à Bolloré, Fayard appartenait à Lagardère, et c’est un milliardaire aussi, copain avec Sarkozy. Vous le saviez ?
Les livres de Virginie Grimaldi se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires. Je suis très heureuse qu’elle ait pu partir quand le vent a tourné sans avoir trop à craindre qu’une autre maison veuille bien d’elle. Ce n’est pas le cas de la vaste majorité des gens que vous lisez.

Dans l’état actuel des choses, la majorité des livres que vous lisez sont écrits par des personnes qui ne gagnent pas un smic net par an pour les écrire. Je suis une grande défenseuse de l’édition indépendante (50% de mes livres sont publiés par des éditeurices indépendant·es) mais où est l’argent ? Déjà pas de ouf dans les grands groupes, mais alors pas du tout dans les petites maisons. Elles sont super, on les adore, travailler avec elles est souvent un plaisir et leur confier nos textes engagés, des décisions militantes aussi. Sauf qu’à côté eh bien il faut manger. On va là où on veut bien de nous. Parfois on a le luxe du choix (j’ai refusé de vendre Moi les hommes, je les déteste, au groupe éditorial de Berlusconi en Italie), parfois pas du tout.

Et il faut être lues aussi.

Bolloré s’en fout de l’argent de nos petits livres. Ce n’est pas l’édition qui l’enrichit. Pour l’instant, les maisons qu’il a rachetées (Fayard mis à part) continuent de fonctionner avec les mêmes équipes qu’avant, font les mêmes livres qu’avant. Les collections féministes, de gauche, continuent de publier d’excellents livres qui changent le monde, notamment parce qu’ils bénéficient de la force marketing de grandes maisons. Je suis un peu effarée de voir ce travail passionné balayé d’un revers de main.

Par contre c’est évident que la mainmise des médias par les milliardaires est un move idéologique. Les idées c’est comme des gaz, ça se développe là où il y a de la place.
Si on n’achète plus les livres des Insolent·es ou de Nouveaux Jours, ou encore les projets menés par des autrices politiquement alignées dans des maisons Hachette, alors ces projets-là seront considérés comme non-viables et disparaîtront. On aura donc laissé la place aux autres. Vous savez, ces autres aux idées puantes qu’on entend déjà bien trop.

Alors quoi ?
Alors continuons d’acheter les livres des autrices qui changent nos mondes. Continuons de soutenir l’édition indépendante.
Et posons-nous les bonnes questions.

Le problème, c’est les individues qui gagnent leur vie comme elles peuvent ?
Ou la concentration des médias ? Le fait qu’il soit possible pour UNE personne de posséder tout le paysage médiatique ?

C’est sûr que face à ça, on n’a pas l’impression de pouvoir faire grand-chose. Alors qu’envoyer des lettres à nos autrices préférées pour leur dire « je t’aime mais tu chies dans la colle », ça, c’est de l’action. Mais je peux vous assurer que vos autrices préférées ont réfléchi longuement avant de signer un contrat dans une maison Hachette ces deux dernières années.

La vie, à l’échelle individuelle du quotidien et de la survie, ça ne peut pas être noir et blanc comme ça. On ne prend pas nos décisions dans un vide matériel, uniquement guidées par nos idéaux. Les idéaux sont une boussole, pas une destination. Ils nous guident. On fait de notre mieux sur un chemin semé d’embûches infiniment plus grandes que nous. Je pense qu’il faut recommencer à croire en l’humain. Recommencer à penser que chacun, chacune, fait du mieux qu’iel peut, jusqu’à preuve du contraire. Et sortir des logiques d’inquisition.


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