Frappée au cœur, elle vacille, elle chancèle. Pas bien sûre de pouvoir un jour remarcher droit, de retrouver sa route, elle fait face au vent qui l’empêche d’avancer. Elle a raccroché le téléphone, et puis le tablier aussi, à quoi bon au fond, elle se demande en plissant fort les yeux pour tenter d’y voir encore un peu, pour endiguer les larmes salées aussi, celles qui piquent et qui ne demandent qu’à couler. La nouvelle est tombée. Sans s’en rendre compte elle prend le bon bus, ses pas la mènent là où elle a l’impression que tous les chemins mèneront désormais, elle descend à l’arrêt habituel, remercie même le chauffeur d’une voix presque enjouée. Sous ses pas la pluie chuinte, entre le caoutchouc et le trottoir, la tête rentrée dans les épaules et son ciré bleu dégoulinant elle y retourne, comme si de rien n’était. Au moment de bifurquer dans le couloir où la chambre triste et nue la porte béante qui ne peut augurer que des moments les plus durs, elle se demande vaguement si elle est prête. Elle ne l’est pas, bien entendu.
Ils sont une nuée à s’affairer autour du corps un peu bleui de cet homme qui l’avait tant aimée. Elle ne le reconnaît pas, c’est ça qui fait céder tous les barrages, c’est ça qui la renverse et devant l’inexorable, l’inévitable, elle se dit que peut-être qu’elle ne touchera jamais le fond du précipice. Dans les traits figés, elle ne voit pas son père, elle voit une statue de cire, elle voit une affreuse marionnette. Pas celui qui l’emmenait cueillir les mûres, ni celui avec qui elle jouait aux dés, celui qui lui prêtait toutes ses BD, celui qui plus tard l’aiderait à déménager, à rempoter ses plantes, à choisir un mixeur, une voiture, celui avec qui elle allait courir chaque dimanche de chaque été, dans la montagne, avant que la chaleur ne se fasse étouffante. Il pleurait peu, lui, se dit-elle encore alors qu’elle se délite, plantée comme une potiche dans l’embrasure de la porte. Quand il rentrait du marché elle voyait dans ses yeux qu’il avait choisi les meilleurs fruits, rien que pour elle. Quand elle n’avait plus eu d’appétit il s’était tu, c’était dans ce silence infusé de tout l’amour du monde qu’il faisait revenir les oignons, les poivrons, pour lui redonner de la substance.
Les joues creusées, le corps raidi, les cheveux trop fins et les mains parcheminées, ce tableau, ce n’est pas son père. Tandis qu’elle pleure sans discontinuer, sans y prêter la moindre espèce d’attention non plus, ses yeux s’habituent. La fossette dans la joue droite, les rides qui strient son front, la mèche de cheveux blancs dont il a toujours dit en riant qu’elle en était la coupable à force celui causer des frayeurs, les doigts forts et longs qui avaient pansé ses égratignures d’aventurière. Cette longue silhouette d’asperge, comme s’il avait toujours eu faim — en un sens, peut-être était-ce vrai. Elle ploie soudain sous le poids de l’évidence. C’est lui, bien sûr que c’est lui. D’entre ses doigts s’échappent les derniers filaments d’un espoir ridicule, un espoir qui n’avait pas lieu d’exister, qui avait poussé comme une mauvaise herbe dans les fissures du macadam.
Elle secoue la tête, une fois, deux fois. Son ciré goutte à grand bruit sur le linoléum verdâtre. Les blouses roses et vertes autour de son père lèvent la tête à l’unisson, leurs visages se décomposent et se recomposent à une vitesse presque comique. Une jeune femme aux joues roses et à la queue de cheval blonde s’avance vers elle, pas de bol, est-ce qu’elle a tiré la courte paille ? Elle se laisse entraîner loin de la chambre, dans une pièce douillette aux fauteuils profonds où la jeune femme prend sa voix la plus douce pour lui annoncer une nouvelle fois ce qu’elle savait déjà.
Elle ne dit rien, parce qu’il n’y a rien à dire. Juste avant d’éteindre son cerveau pour passer en mode survie, elle pense, sans amertume et sans malice, que c’est bien dérisoire cette mise en scène, la blondeur, les fauteuils, le molleton. Rien ne peut adoucir le choc de voir son géant, son monde entier, s’éteindre pour ne plus se réveiller.
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