Elle est là, au fond de mon ventre, quelque part dans mes reins ou alors dans un coin de ma tête, tapie comme une bête sauvage. Les bons jours elle hiberne, je sens sa masse endormie, je me meus avec précaution pour ne pas l’exciter, mais même les bons jours je ne parviens pas à l’oublier. Quand se réveillera-t-elle ? La question ne quitte jamais mon esprit. Et quand elle se réveillera, pourrais-je lui tenir tête ?
Et puis elle se réveille. Elle me dévore l’œil ou bien avale tout de mes organes internes. Parfois elle mâche lentement et c’est presque pire, c’est comme si un trou noir aspirait ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Parfois elle est vorace et j’ai le souffle coupé de sa violence, qui me brise en deux l’espace de son coup de dents. Le temps de reprendre ma respiration, d’accuser le choc, de me retourner, elle m’assaille à nouveau et m’écartèle.
Elle me terrasse, souvent.
Elle m’embarrasse, aussi.
Il n’y a pas de place dans ce monde pour les petits et grands maux qui retournent les ventres des femmes. Il n’y a pas d’espace pour dire combien cette douleur est intense, gênante, combien elle peut mettre en colère aussi et tout bousculer. Ce qu’on pouvait faire n’est plus envisageable. Ce qu’on pouvait endurer devient insupportable. Ce qu’on pouvait taire nous donne soudainement envie d’être noyé dans le bruit. Il faudrait pleurer, gémir et hurler même pourquoi pas, pour que déborde enfin un peu de ce trop-plein qu’on garde serré au creux de soi, entre la vessie et les intestins.
Mais il faut boire la coupe jusqu’à la lie. Il faut redresser la tête et continuer à exister. Quand mon dos se raidit, douloureux du coccyx aux cervicales, quand une ceinture d’épines m’enserre la taille et me taillade, que les décharges électriques courent le long de mes jambes, j’ai envie de pleurer. Pour moi parce que j’ai mal, mais surtout pour toutes ces femmes qui, aujourd’hui comme hier, ont à ravaler leurs larmes pour continuer à exister. Parce qu’elles n’ont pas le choix. Elles continuent à se baisser, à s’accroupir, à cueillir, porter, langer, soigner, cuisiner, à oublier l’étendue de leur inconfort pour le bien-être d’autres qui bien trop souvent n’ont aucune idée que leurs épouses, mères, sœurs, marchent pieds nus sur des charbons ardents.
Je n’ai plus la force de flotter avec grâce sur cet océan de douleur. J’ai eu cette force et puis elle m’a quittée, ou alors l’océan s’est fait plus houleux, qui le saura jamais ? Dans toute sa perversion la douleur ne se mesure pas. Personne ne pourra mesurer exactement l’étendue de la mienne, me dire une bonne fois pour toute si elle est légitime ou pas. Alors il faudrait me croire sur parole. Il faudrait que je me croie sur parole. Quand je n’arrive plus à me lever, à marcher, à respirer, il faudrait que je me mette dans le crâne une bonne fois pour toutes que ma douleur existe et qu’elle exige d’être entendue. Il faudrait que s’arrête cette honte d’être trop faible pour l’ignorer, d’avoir besoin de silence, de chaleur et de solitude pour la gérer.
Suis-je fragile ou bien est-ce tout l’inverse ?
Qui veut prendre ma douleur, pour voir, pour essayer ? Pour m’en soulager, une heure, une journée ?
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