En plein milieu d’après-midi, alors que le soleil entamait sa descente et que l’air de l’automne avait la couleur de la cannelle, elle ne sut pas trop ce qui lui prit, mais ça la prit. Elle était seule aujourd’hui, ça faisait bien longtemps qu’elle était seule d’une certaine manière et ça faisait bien longtemps qu’elle devait savoir. Elle changea de pièce comme en apesanteur, elle se rendit devant le miroir en pied, il y avait dans un coin la penderie qui la regarda presque moqueuse. Elle s’en doutait bien mais c’était aujourd’hui qu’il fallait qu’elle sache pour de vrai. Elle retira à toute hâte ce pantalon informe, ce débardeur affadi, et voilà qu’elle était en sous-vêtements devant le miroir. Elle embrassa du regard son reflet, son reflet si imparfait, ce corps qui la trahissait, qui l’avait trahie. Dans l’armoire elle décrocha de son cintre le pantalon de tailleur qu’elle avait acheté il y avait presque dix ans maintenant, ce pantalon qui lui allait si bien, son gris anthracite qui la faisait se sentir tellement importante. Elle le décrocha et elle le soupesa, si peu de tissu ne pourrait jamais la couvrir toute entière. Elle se souvint du pied de nez qu’elle avait l’impression de faire au monde quand elle enfilait ce tailleur élégant qui camouflait si bien les poils, les vergetures, les os, la transpiration, ces contingents de l’humanité qu’elle avait tant de peine à tolérer. Elle passa une première jambe dedans et se souvint aussi de la première fois qu’elle avait enfilé ce pantalon, dans la cabine d’essayage d’un magasin trop huppé.
Elle se revit juger le rendu avec autant de sévérité que maintenant. Avec pourtant autant de kilos en moins, autant de tour de hanche, de cuisse, de poitrine, autant de tour d’âme en moins. La taille basse du pantalon frottait contre l’os saillant de sa hanche, c’était désagréable. Mais le regard admiratif de la vendeuse, puis du seul homme qui comptait, l’avait convaincue qu’elle n’était pas si moche. Dans ce tailleur. Alors elle l’avait pris.
Aujourd’hui, elle enfilait la deuxième jambe et se demandait exactement à quel endroit ça allait coincer. Probablement au niveau des cuisses, se dit-elle avec une philosophie qui l’étonna. Elle guettait la panique qui n’allait pas tarder à envahir ses poumons et l’empêcher de respirer. Le pantalon passa les cuisses, il passa même les hanches. Alors elle sut qu’elle n’arriverait jamais à le fermer. C’était évident, c’était tellement évident qu’elle faillit insulter cette grande godiche qui la toisait d’un regard un peu naïf, à l’abri de l’autre côté du miroir. Ce n’était pas grave. Un 36 d’adolescente maigrichonne s’était transformé en 38 de femme. Rien n’était grave. Ce n’était que la vie, rien de plus normal.
Mais non, ce n’était pas ça non plus.
C’était un 36 de jeune fille malade, dont les os des hanches trop larges saillaient et frottaient contre les jeans jusqu’à faire rougir la peau. C’était le 36 d’un grand oiseau dégingandé tombé un peu trop tôt du nid, qui n’avait plus jamais trouvé plumage à sa taille. C’était un 36 affamé, un 36 solitaire, un 36 malheureux. Elle n’avait jamais été maigrichonne, ce n’était pas dans ses gènes. Elle aurait dû être une adolescente replète, peut-être, tout du moins elle aurait dû être une adolescente visible, au lieu de ça elle avait été véritablement transparente, maigre à faire peur, à faire se retourner les gens sur son passage. Ce 36 était révolu. De quel droit le regrettait-elle encore ? Son 38 était beau. D’un point de vue objectif, il était beau. Elle avait aimé des femmes aux corps plus volumineux, elle avait aimé leurs seins lourds, leurs ventres moelleux et leurs peaux d’oranges. Elle les avait trouvées belles.
Elle tira sur la fermeture éclair autant qu’elle put et ferma le pantalon. Elle était affreusement serrée. Son ventre comprimé débordait de partout et le tissu se tendait sur tout ce gras et cette peau retenus. Elle attendit le picotement des larmes salées au bord de ses paupières, elle attendit le goût du sang dans sa bouche. Elle se regarda longtemps. Elle imagina, non, elle revit plutôt, le corps qu’elle avait dû avoir pour rentrer dans ce pantalon. Elle ne le vit pas beau comme dans ses fantasmes fiévreux où elle retrouvait magiquement un ventre plat, des côtes saillantes, des poignets fins. Elle le vit pour ce qu’il avait été. Trop peu. Elle avait fait tant d’efforts pour disparaître.
Elle retira le pantalon et le rangea méthodiquement, pliant les coutures avec soin. Se demanda ce qu’il fallait qu’elle en fasse. Le garder ? Elle ne pourrait plus jamais le porter. Pas parce qu’elle n’y arriverait pas, mais parce qu’elle était désormais quasiment certaine de ne pas le vouloir. Elle referma la porte de l’armoire et se tourna à nouveau vers l’autre elle qui l’observait avec curiosité depuis le miroir. Elle aurait aimé une expérience transcendante et elle aurait aimé s’aimer toute entière désormais, mais ce n’était ni un film ni un rêve et elle ne vit que son reflet. Un ventre qui débordait des pantalons, des seins qui débordaient des soutiens-gorge, des hanches larges qu’elle ne pouvait plus cacher, du gras glissé un peu partout. Elle saisit sans se hâter son jean préféré, celui qui fuselait ses jambes, galbait ses fesses et effaçait un peu de ce ventre sous une taille haute. Elle l’enfila et se regarda quelques secondes. Ce qu’elle vit lui plut. Le reste attendrait.
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